h LSDreams - Itinéraire 5

   
  LSDreams
  Itinéraire 5
 

 Itinéraire
préalable qui m'a conduit aux
drogues hallucinogènes et qui représente ici
une brève autobiographie pour compléter LSDreams.



Itinéraire 5


 
12

A la mort.

En dehors de cet exilé qui se
nommait Jean-Pierre, j'avais un
autre ami qui était Français mais
d'origne kabyle et qui n'ambitionnait
rien de plus qu'à être un Français français.
Avec lui, je m'amusais beaucoup car,
comme moi, il avait le sens de l'humour
et nous nous amusions comme des fous.
Par un beau soir d'été, alors que
nous nous promenions dans les rues
du XIV èmè arrondissement,
nous fûmes pris dans une rafle de la police.
Nous fûmes conduits dans un fourgon au
poste de police de la rue de la
Goutte d'or qui était proche de Barbès-Rochechouard.
Il y avait un grand nombre d'Algériens qui
attendait dans la rue, devant ce
poste de police dans lequel on
les faisait entrter au fur à mesure
que se poursuivait le contrôle d'identité.
Notre tour arriva et nous fûmes
introduits dans ce local  dont les
fenêtres étaient grillagées et dans
lequel se tenait un homme d'âge mûr
qui nous observait. Mains dans les poches, 
je m'avançai nonchalamment vers les
contrôleurs quand je ressentis soudain
une violente poussée dans mon dos.
L'homme d'âge mûr cria en même temps:
"allez, avance!"
Furieux, je me retournai et le frappai des deux
paumes de mes mains sur la poitrine,
si fort qu'il tituba et faillit tomber à
la renverse.  En même temps,
je lui criai: "ne me bouscule pas comme ça, toi!"

Mais, d'un geste rapide,
il porta la main à son côté droit et,
levant en même temps son bras gauche le
mur qui était à ma droite, il hurla:
"Au mur! T'entends, au mur!" Puis il agrippa
mon épaule et me poussa vers le mur,
en même temps que mon ami auquel il criait:
"au mur, toi aussi, allez, avance!"
Les dents serrées, les poings crispés,
je m'apprêtais à me retourner pour le
frapper, lorsque mon ami qui avait
déjà posé ses mains contre le mur, me cria:
"non, arrête, ne le fais pas!
Il tient un pistolet à la main."
Je compris alors seulement qu'il était
un agent de police en civil. Comme
j'hésitai, le policier me poussa en criant:
"mains contre le mur, les pieds
à un mètre du mur!"
Obtempérant avec réticence, je posai
mes mains contre
le mur mais n'en n'éloignai pas mes pieds,
car je ressentais une furieuse envie
de frapper l'agent.
Mais mon
ami m'appela et, en pleurant et en
secouant la tête lentement, il me
supplia en langue arabe, de me tenir tranquille:
"je t'en supplie, écoute-moi,
ne te retourne pas, il a braqué son pistolet
contre ta tête et je te jure qu'il a envie de tirer...
je t'en supplie,
si ta mère t'est chère, ne fais rien du tout."

Convaincu par ses larmes et
son ton suppliant, je m'immobilisai.
"Dis encore un seul mot, un seul!",
hurla l'agent derrière moi.
Mon ami secouait lentement sa tête en
silence et des larmes coulaient le long
de ses joues.
"Dis encore un seul mot!", cria un peu
moins fort l'agent de police. Essayant
de tourner ma tête vers lui, je touchai soudain
le canon de l'arme qu'il appuyait
maintenant derrière mon oreille droite.
Alors je m'immobilisai et ne bougeai plus.
Derrière moi, j'entendis l'homme se
redresser en faisant glisser une
semelle sur le carrelage et, d'une
voix un peu moins tendue mais
toujours menaçante, il conclut:
"ah,bon, parce que sinon..."
et sans achever sa phrase, je
l'entendis se détourner et s'éloigner
de nous.  



13

A la vie.

Le lieu de travail de cet ami s'étant déplacé
loin dans Paris et nos rencontres se faisant
plus rares, je fréquentai de nouveau
Jean-Pierre l'exilé. Celui-ci se prit pour moi
d'une amitié qui me devint bientôt encombrante.

Peu de temps avant
que je n'obtienne de travail à la
fabrique de carton, Jean-Pierre fut touchant
de sollicitude envers moi et me vint à
l'aide du mieux qu'il pouvait.
Malheureusement il était sans travail,
lui aussi, mais c'était surtout parce
qu'il était un peu paresseux.
Grâce à lui, j'obtins du crédit chez un
brave homme de tenancier de bistrot
et  sa gentille épouse et ils m'offrirent
de garder mon bagage chez
eux et me donnèrent tous les matins un
petit-déjeûner à tempérament de paiement.
    
Par un beau midi ensoleillé,
Jean-Pierre et moi sortîmes de ce
bistrot pour flâner un peu dans la rue
du Cherche-midi. A cette heure du jour,
elle était déserte. A une centaine de mètres
de là, Jean-Pierre s'immobilisa tout-à-coup
et, sans se tourner vers moi, il me dit à
voix basse et conspiratrice:
- Tu vois cet appartement qui est sur
la droite du premier étage?
- Oui, qu'estce qu'il a, cet appartement?
- Chut, ne parle pas si fort.
- Pourquoi?
- Ecoute, tu vois les fenêtres ouvertes
de cet appartement?
- Oui, et puis?
- Gueule pas si fort, voyons! Ecoute.
Y a des peintres dans cet appartement.
- Mais, bon Dieu, qu'est-ce que cela
a d'intéressant?
- Tst, t'occupes! Ecoute-moi bien.
Il jeta un regard à sa montre et reprit:
- Il est midi et demi.
- Er alors?
- Alors, les peintres sont partis bouffer
au restaurant, tu comprends?
- Tu te fous de moi?
- Mais non ,mon con! Je vais t'expliquer:
toi, tu restes ici et tu fais le guet.
Moi, je monte à l'appartement et
si tu vois quelqu'un arriver, tu siffles
n'importe quel air de chanson assez
fort pour que je t'entende.
Je commençai à comprendre.
- Tu veux aller piquer quelque chose?
- Oui. Bouge pas d'ici et n'oublie pas
de siffler, en cas.
Avant que je ne puisse dire quelque
chose parce que cette idée ne m'enchantait
guère, il traversa la rue
et s'engouffra sous le porche de l'immeuble.
Je restai donc là à
l'attendre, inquiet et je tournais
constamment ma tête, tantôt à droite
et tantôt à gauche pour voir si personne
ne venait. Au bout d'un certain moment
qui me parut très long, je vis
Jean-Pierre sortir de l'immeuble
très calmement.
- On y va?, dit-il sans s'arrêter à ma
hauteur et je compris que c'était une
façon à lui de prendre le large.
- Oui, il était temps et je commençais
à m'inpatienter. Qu'es-tu aller faire là-bas?
Pour toute réponse, il tira deux billets
de 10 Francs et des pièces de monnaie
de sa poche, puis il compta le tout et
en recompta la moitié qu'il me tendit.
Ahuri, je lui demandai:
- C'est quoi, ça?
- 25 Fracs. Ils n'avaient que 50 Francs
dans leurs poches.
- Je n'en veux pas.
- Allons, prends je te dis. C'est ta part.
- Ma part!
- Ouais. Quand on fait quelque chose ensemble,
on partage, tu piges?
Toute honte bue et en bougonnant
des paroles confuses, j'acceptai enfin
de prendre cet argent volé parce que je
n'avais pas un sou en poche.
- C'est pas tout, continua-t-il.
- Qu'est-ce qu'il ya encore?
Sans mot dire, il sortit une montre-bracelet
de sa poche et dit, sans
grande conviction:
- Elle est en or.  
- Tu es sûr?
- Ouais, tiens, regarde et dis-moi
si elle est en or.
- Je ne sais pas, on dirait, mais je ne
peux pas l'affirmer.
- D'après toi, combien pourrait-elle rapporter?
- Ben, je ne sais pas, mais si elle est en or,
elle devrait rapporter au moins 25O Francs.
 - 250?
- Oui.
- Bon, alors on prend le métro, au noir
bien-entendu parce qu'y a pas d'raison
de s'acheter un ticket et on va à Barbès.  
Arrivés à Barbès, juste devant la station
de métro, se trouvait une petite place
déserte mais parsemée d'arbres sur
toute sa surface. Un moment plus tard,
nous vîmes un homme qui paraissait
curieusement gros et qui était emmitoufflé
dans un manteau malgré
la clémence du temps, s'approcher de
nous à pas circonspects. Nous nous
dévisageâmes pendant un certain
temps, pui l'homme, qui s'était approché
de nous, demanda d'une voix qui me
parut lasse:
- Bon, qu'est-ce que vous avez à vendre?

Comprenant qu'il n'était pas un agent de
police comme nous le craigniions,
Jean-Pierre lui tendit la montre en disant:
- Elle est en or.
- Bah, fit l'homme.
D'un geste las et ennuyé, il ouvrit en grand
son manteau en écartant ses
deux bras et nous vîmes avec surprise
qu'il avait épinglé à la doublure et sur
sa veste, une multitude de montres
que j'estimai à une centaine.
- Ben, ça alors!, nous exclamâmes
Jean-Pierre et moi en même temps.
- Ouais, alors, vous comprenez...
Il referma son manteau, fit demi-tour
et s'éloigna de quelques pas, puis il s'arrêta
et se tourna vers nous.
D'un air morose, il souleva, l'une après
l'autre, sa manche gauche, puis la
droite pour découvrir ses bras qui
étaient chargés d'autres montres
qu'il avait bouclées depuis ses
poignets jusqu'à ses coudes.
Enfin, il rabattit ses manches,
haussa les épaules et s'éloigna
nonchalamment. Peu de temps après,
nous vîmes un jeune homme vêtu d'un
costume gris, venir de l'autre bout de la
place d'un pas un peu rapide.
Jean-Pierre et moi, nous tressautâmes
et nous eûmes presqu'envie de nous sauver.
Je lui demandai:
- Dis, est-ce que tu crois que c'est un flic?
Il pâlit plus que de coutume en serrant
ses mâchoires et en clignant des yeux
pour mieux voir l'individu et, enfin, répondit:
- J'chais pas. Attends, on va voir.  
Entretemp, l'homme était arrivé jusqu'à nous.
Il avait le visage dur et paraissait être inquiet,
un peu sur le qui-vive; Il nous demanda
d'une voix énergique:

- Qu'est-ce que vous avez à vendre?
Nous voyant garder le silence, il reprit :
- Allez, grouillez-vous, quoi! Je ne suis pas un flic.
Si vous n'avez rien à vendre, alors je m'en vais.
- Une montre en or, lui dit Jean-Pierre
en lui tendant l'objet.
L'homme saisit la montre, la regarda
de près, puis il foudroya Jean-Pierre
du regard:
- ... ça, de l'or?! C'est pas de l'or, c'est
du plaqué-or! J'vous en donne 50!
D'un geste brusque, il nous tendit la montre.
Jean-Pierre et moi, nous nous consultâmes
du regard.
- Qu'est-ce que t'en dis?
Haussant les épaules je me
contententai de répondre d'un
ton dubitatif:
- Ouais...
Jean-Pierre se tourna vers l'homme
et lui dit:
- Bon, d'accord.
L'autre plongea sa main dans sa poche
et en sortit un billet de 50 Francs qu'il
fourra dans la main de Jean-Pierre,  puis
il se détourna et s'éloigna de nous
d'un pas rapide.
- Ouais, dit Jean-Pierre,
c'est toujours ça. Bon, Tiens.
Il extirpa les 25 Francs de sa part
qu'il avait dans une poche et me les
tendit en disant crânement mais faiblement:
- Tiens, c'est ta part.
Je haussai les épaules:
- Comme ça, au poins, nous avons
de quoi bouffer.
- Ouais, répondit-il d'un air jovial.
Un instant plus tard, nous sautâmes
dans le métro en riant.
Ce n'était pas une solution.
Dès que j'eus trouvé cet emploi à la
fabrique de carton, Jean-Pierre, privé
de ma compagnie, alla de temps à
autre repeindre quelqu'appartement.
Le soir, il venait me chercher au foyer
des employés de la cartonnerie dans
lequel j'habitais avec un assez grand
nombre de collègues de travail et
nous sortions ensemble pour faire de
longues promenades qui nous menaient
jusqu'à Saint-Germain-des-prés et
Saint-Michel. Comme nous ne pouvions
que rarement nous offrir plus qu'une  tasse
de café ou une bière, nous passions notre
temps à vadrouiller dans la ville
et nous ne rentrions que tard dans la nuit. 
Ayant été choqué par  la haine que
vouait Jean-Pierre aux clochards après
qu'il eut assomé, en passant, un vieux
va-nu-pieds qui nous précédait pesamment,
je lui dis que je n'aimais
pas du tout cela et il me répondit
qu'il ne pouvait pas les sentir.
Une nuit que nous déambulions parmi
la foule de St-Germain-des-prés, il s'en
prit à un couple de vieux clochards
qui s'embraissaient sur un banc public
et leur adressa des propos grossiers.
Mais le gros clodo à moitié impotent
se rebiffa dignement en brandissant
un lourd gourdin que nous n'avions pas
remarqué et ses vociférations attirèrent
la foule des passants autour de nous.
A voir le visage confus de Jean-Pierre,
j'en vins presqu'à admirer le clodo
pour sa bravoure. Alors j'attirai mon ami
loin de lui qui ne tarissait pas de
l'abreuver d'imprécations.
Plus loin, nous arrivâmes à une large
impasse et Jean-Pierre qui avisa une
prostituée qui se tenait debout devant un mur,
me tira derrière lui par le bras pour
aller la taquiner. Riant à l'avance,
nous nous approchâmes d'elle qui
nous regardait venir avec confiance et
nous commençâmes:
- Salut, la poule, gouilla Jean-Pierre.
- Salut les gars, répondit la belle de nuit.
Jean-Pierre me donna un coup de
coude discret, alors je dis à la femme:
- C'est à l'oeil?
- Comment ça, à l'oeil?, répondit-elle, surprise.
- Ben, on monte avec toi et c'est toi
qui paies.
- Dis-donc, toi, ça va pas ou quoi?!,
répliqua-t-elle offusquée.
Jean-Pierre avança son menton:
- Et pourquoi pas, vieille grue?
Le visage de la femme se rembrunit
comme si elle éprouvait du chagrin,
puis d'un geste prompt elle ouvrit son sac,
y saisit un grand canif à lame plate et
effilée comme un razoir et, tout en nous
menaçant avec, elle se mit à brailler dans
la directiion de l'hôtel tout proche
où elle officiait:
- Emiiile, Emiiile!
Craignant la venue de son proxénète,
nous fîmes demi-tour d'un bond ou
nous enfuîmes à toutes jambes.
- Tu sais, les pouffiasses non-plus,
ça ne m'intéresse pas, dis-je à
Jean-Pierre quand nous fûmes arrivés
en lieu sûr.
- Bon, ben, on f'ra aut'chose alors.
- D'accord.
Mais, si j'avais su ce qu'il entendait
par "autre chose", je ne l'aurais
jamais plus fréquenté.   



14
A la mort.

Quelques soirs plus tard, nous
déambulions, Jean-Pierre et moi, de
Montparnasse vers St-Germain-des-Prés.
En cours de route, nous traversâmes
un pont qui enjambait la Seine, vers
la rive gauche et nous passâmes
à la croisée d'une rue que je ne
connaissais pas. Au milieu de cette
chaussée était éparpillé un grand
nombre d'oranges.
- Merde, des oranges! dit Jean-Pierre,
puis il se pencha vers llles
pour mieux les voir.
- Tu parles! Elles sont pourries,
dit-il après son examen.
- Mais, d'où proviennent-elles?,
demandai-je, intrigué.
Il se redressa et, pointant son menton
vers le fond de la rue qui se prolongeait
en angle de 90° vers la droite, il dit:
- De là-bas.
Suivant son regard, je vis au fond de
ce faux cul-de-sac deux ou trois camions 
qui étaient garés devant une large grille
en fer forgé et des débardeurs qui en
déchargeaient des caisses d'oranges.
- Qu'est-ce que c'est?, demandai-je.
- C'est une petite halle aux fruits et aux légumes.
Les mecs que tu vois là-bas,
c'est des clodos qui se font embaucher
pour décharger les camions.
Y en a comme ça pendant toute la nuit.
- Ah.
Soudain il se baissa et saisit deux
ou trois oranges pourries, puis, après
un grand élan qu'il fit décrire à son bras
droit, il les projetta, l'une après l'autre 
au loin, en direction des manutentionnaires.
Elles décrivirent une grande trajectoire
que je suivis de mes yeux et je les vis
choir aux pieds des porteurs.
Ces derniers, au nombre de
sept ou huit, cessèrent brusquement
toute activité en jetant autour d'eux
des regards furieux et inquisiteurs.
J'éclatai de rire et, plié en deux,
je claquai mes mains sur mes cuisses
lorsque j'entendis soudain des bruits de
chutes sourds qui frappaient l'asphalte
autour de moi. Riant de plus belle,
je criai presque:
- Tu as vu ces cons-là, ils répondent.
Il rétorqua "ouais", puis il ramassa de nouveaux projectiles et les lança
aussitôt vers nos nouveaux adversaires.
Je perçus cette bataille comme un amusement
et, ramassant plusieurs
fruits gâtés, je les lançai en rafale en
les suivant des yeux pour voir si
j'allais faire mouche.
Les porte-faix se démenèrent comme
des diables pour les éviter, puis,
pris de colère et marmonnant
des injures, ils nous bombardèrent
tant et si bien que nous dûmes battre
en retraite pour   nous mettre à
l'abri du mur du coin de cette rue.
Riant de bon coeur, nous reprîmes notre
pérégrination vers les grands
boulevards où nous passâmes
une partie de la nuit à vadrouiller.
Vers minuit, nous reprîmes le chemin
du retour et arrivâmes bientôt à ce
pont de la Seine que nous avions
déjà traversé auparavant.
- Attends, arrête-toi, me dit soudain
Jean-Pierre en me retenant par le coude.
- Qu'est-ce qu'il y a? demandai-je.
Sans répondre, il s'arrêta et, épiant vers
la droite, il regarda dans une rue que je
reconnus être celle où avait eu lieu notre
batailles de fruits pourris, mais il ne
s'y trouvait, apparamment, pas âme qui vive.
Il n'y avait là qu'un grand nombre de fruits
éclatés qui jonchaient le sol. Jean-Pierre
s'engagea dans la rue en me disant:
- Viens, j'crois qu'il y a quelqu'un qui
est couché là-bas.
Je ne pus rien discerner mais je le suivis
sans enthousiasme, puis, nous parvînmes
jusqu'à un jeune homme qui était  sale et misérablement vêtu et  qui dormait à même
l'asphalte  au beau milieu de la chaussée.
Etonné, je dis:
- Il est fou ou quoi?
Il risque de se faire écraser par un camion.
- Bof, répondit évasivement Jean-Pierre,
y en pas à c't'heure-ci.
Tête inclinée, il observait l'homme qui semblait
être un maghrébin avec beaucoup d'attention.
Quelqu'un toussota quelque part dans
la pénombre. A un mouvement qu'il fit,
je discernai que c'était l'un des manutentionnaires
de tantôt qui étaient tous couchés de chaque
côté de lui et qui, tête près d'un mur,
semblaient tous dormir.
- T'as vu?
- Oui, ce sont les clodos de toute-à-l'heure,
répondit-il.
Maintenant, je pouvais voir le prolongement
à angle droit de cette rue qui débouchait
sur d'autre rues, comme un carrefour normal.
Me tournant de nouveau vers Jean-Pierre,
je vis avec effarement qu'il fixait l'homme
couché avec haine et qu'il fourailler en
même temps dans la braguette de son pantalon. Comprenant son intention,
je lui criai:
- Mais, qu'est-ce que tu fais, tu es fou?
- Ssst, t'occupes?!
- Fais pas le con!
- Tais-toi, laisse moi faire.
Au même moment, un jet d'urine
qui scintillait à contre-jour dans la
lumière du lampadaire vint s'abattre,
en pétillant, sur le visage du dormeur.
Sa tête me parut servir d'urinoir pendant
un temps effroyablement long bien que
cela ne dura que quelques secondes,
puis son visage se crispa dans son sommeil.
Peu après, il ouvrit brusquement ses yeux
mais il ne fit  aucun mouvement.
La bouche ouverte comme s'il allait crier,
il regarda avec ahurissement l'urine 
qui se déversait  sur lui.
Puis il posa soudainement ses deux
mains à plat sur l'asphalte et, rapide
comme un félin, il se propulsa en l'air et
tomba aussitôt sur ses pieds de manière
surprenante. Ebahi, je le vis  nous observer
tous deux tragiquement, puis mes yeux
coulissèrent vers les autres dormeurs.
Aucun d'eux ne broncha.
Le visage tordu par une grimace de
douleur et de fureur à la fois, les
larmes aux yeux, il tendit ses deux
bras vers Jean-Pierre comme s'il voulait
l'agripper, puis ils'élança soudain vers lui.
Jean-Pierre qui fermait sa braguette,
l'évita avec adresse et s'enfuit à toutes jambes
dans le prolongement de la rue.
Le clochard, les bras encore tendus, me
regarda du coin de l'oeil, puis il se tourna
carrément vers moi. Je lui criai:
- Mais, tu as bien vu que ce n'était pas moi!
Sans répondre, il se jeta sur moi, les mâchoires fortemet serrées.
L'évitant de justesse, je courus comme
une flèche à la suite à la suite de
Jean-Pierre. Il faisait sombre dans cette
rue et je ne pus le voir dans l'obscurité,
mais, je pouvais entendre le martèlement
de ses chaussures sur le sol et je crus
comprendre qu'il allait tourner sur sa
gauche dans la prochaine adjacente.
Puis, je n'entendis que le bruit que faisaient
mes propres pas qui résonnaient dans le
silence aussi fort que des sabots de bois.
Arrivé au coin de la rue, je décidai de tourner
à droite afin de mettre notre poursuivant dans l'embarras du choix et me hâtai vers le pont
de la Seine par lequel nous étions venus.
Peu avant d'arriver au coin de la rue et
connaissant les ruses de cette sorte de
courses-poursuites, j'estimai que le
poursuivant, si c'était moi qu'il poursuivait, continuerait jusqu'au prochain coin de rue
avant de biffurquer à droite parce qu'il
s'attendrait que je tourne à gauche après
avoir tourné à droite. Mais, pour le leurrer,
je tournai à droite au lieu de la gauche afin
de tourner en rond pour revenir à notre
point de départ où il ne m'attendrait
sûrement pas. Mais, une fois parvenu
à l'endroit précis, je vis surgir devant
moi soudainement  le clodo qui, plus
rusé que, avait ôté ses chaussures
pour ne pas être localisé dans le noir
et qui arrivait très vite à ma rencontre.
Bouche bée, je m'immobilisai aussitôt
à une douzaine de pas de lui.
Je lus une farouche résolution dans son
regard qu'il fixait sur ma poitrine, à
hauteur de mon coeur et je le vis franchir la
courte distance qui nous séparait en
transformant ses pas de course en bonds
allongés, tout en tenant dans sa main droite,
collée contre son  flanc, un grand canif déplié
dont la lame était fine et affûtée.
Il était trop tard pour moi pour
me retourner et battre en retraite,
alors je restai pétrifié en le regardant
effectuer son avant-dernier bond, le
bras prêt à frapper avec force.
Tout se passa très vite et avant que
je ne puisse préparer une parade,
un agent de police surgit entre nous
aussi soudainement qu'un diable
qui sort de sa boîte. Stupéfait,
je les regardai l'un et l'autre sans comprendre,
car l'assaillant venait de stopper subitement
son envol vers moi, le regard coulissant 
vers l'agent, le couteau habilement
dissimulé derrière son flanc, le geste
prompt qu'il fit pour replier la lame
dans le couteau avant
de le fourrer, rapide comme l'éclair,
dans la poche de son pantalon.
Après avoir effectué une série de
petits pas pour freiner sa course,
le clochard resta immobile en
regardant avec crainte l'agent de
police qui le toisait calmement.
D'une voix blasée, froide et sûre,
le policier dit au cochard:
- Encore toi! Et bien, vas-y, j'attends.
L'assaillant, maté, confus et silencieux,
jeté un regard vaincu vers le policier
et baissa piteusement la tête.  
Réalisant la chance que je venais
d'avoir, je compris qu'il n'y avait rien
à discuter et je priai l'agent de police:
- Monsieur l'agent, s'il vous plaît,
pouvez-vous le surveille jusqu'à ce
que j'ai passé le pont.
Il jeta un bref regard vers l'endroit
indiqué et répondit gentiment:
- Vas-y.
Faisant volte-face, je courus
rapidement vers le pont et ne m'arrêtai
qu'après être arrivé sur l'autre rive.
Là, je m'arrêtai et me tournai vers eux:
ils se tenaient au même endroit et chacun d'eux
me regardait à sa manière. Enfin je compris la
soudaine apparition de l'agent de police juste
au moment fatidique. Etant là de faction,
il avait dû nous remarquer dès le moment
où nous nous étions engagés dans cette rue,
puis, lui aussi avait dû suivre attentivement
l'évolution des bruits respectifs de
nos pas dans le noir et, connaissant
le lascar qui nous avait poursuivis,
il s'était dissimulé dans l'ombre
d'un porche voisin pour observer ce
qui allait suivre. Enfin, pressentant
la gravité de la situation,
il était intervenu au bon moment.


 16

A la mort.

Je vécus à Stuttgart pendant un mois
environ, en faisant des petits jobs qui
ne demandaient pas de connaissances
en langue allemande, comme plongeur
dans un bar, par exemple. De temps
à autres, je me joignais à des Algériens
qui, à ma surprise, étaient organisés
et qui se réunissaient sporadiquement
pour discuter de choses qui m'étaient étrangères. J'appris, grâce à leurs
récits, qu'ils étaient partie prenante
de la guerre d'Algérie et qu'ils avaient 
obtenu le statut de réfugiés politiques
en Allemagne parce qu'ils craignaient
des représailles du gouvernement
français à cause de leurs activités subversives passées.
Ils faisaient, pour la majorité d'entre
eux, partie de l'organisation de la
libération de l'Algérie qui se nommait
déjà le Front de libération nationale.
L'un d'eux consentit à me venir en
aide et m'hébergea une première nuit
chez lui, à Böbligen, petite ville de
quarante mille habitants qui se
trouvait à une trentaine de kilomètres
de Stuttgart. Le lendemain même,
son épouse me conduisit à trois
kilomètres de là, à un village où une
brave famille me sous-loua une mansarde
dans sa maison. Il ne me fut pas facile
de régulariser ma situation auprès des autorités allemendes parce que je
n'avais pas participé à cette guerre
de libération de l'Algérie.
Pour cette raison, les représentants
du Front de libération nationale
algériens me refusèrent  tout soutien.
Je me rendis donc seul à la Préfecture
de Police de Böblingen où j'eus la
chance de rencontrer un jeune
inspecteur de Police qui parlait le
Français à la perfection. Lorsque je
lui exposai ma situation, il fit preuve
de compréhension et de sollicitude
et il obtint pour moi du Front de Libération
nationale qui était hébergé
par le syndicat nommé IG Metall, une
quelconque lettre de recommandation
dont je ne connus jamais le contenu,
mais qui était nécessaire à l'établissement
d'un dossier destiné à me faire octroyer
le statut de réfugié politique en tant qu'objecteur
de conscience.  Quelques jours plus tard,
j'obtins ledit statut de réfugié
politique ainsi qu'un permis de séjour
et un permis de travail. Je fus envoyé
par le Bureau du travail à la Reparaturwerk
de Daimler-Benz qui m'offrit un emploi
d'aide-ouvrier à la réparation des
véhicules militaires américains
qu'on avait gardés là depuis la fin de la
seconde guerre mondiale.
Mon salaire était si dérisoire que
mes collègues de travail allemands,
voyant que je ne mangeais rien pendant
la pause de neuf heures, m'offraient
spontanément des tartines beurrées
et des pommes.
Ainsi, je vécus pendant plusieurs
mois dans ce village qui se nommait Darmsheim
et travaillais à la limite qui sépare
Böblingen de Sindelfingen, ville ouvrière
qui était accolée à l'usine de fabrication de
véhicules de Mercedes-Benz. Pendant les trois
ou quatre premiers dimanches du premier
mois, je liai amitié avec les membres
de Front de libération nationale et me
rendis, pendant ces quelques jours,
à la rencontre qu'ils organisaient
toujours d'abord dans un café miteux
de la gare de Böblingen. Là, je
m'ennuyai vite à mourir de  les
entendre gémir, à chaque fois, les
mêmes regrets du pays, qu'ils ponctuaient
toujours avec les mêmes soupirs et les mêmes
voeux de prompte libération de la patrie.
Ne pouvant partager leur feinte
nostalgie  qui ne masquait qu'une pauvreté
d'esprit évidente, je fus si vite lassé d'eux
que je ne retournai plus les voir.
Je connaissais, en outre, quatre
autres Algériens dont le comportement
était moins navrant et que je rencontrai
de temps en temps dans l'un des quelques
cafés ou bistrots de la petite ville. L'hiver arriva
et mon maigre salaire ne me suffisant plus
pour vivre décemment, je dus un jour demander
à l'un de ces Algériens de me prêter
un peu d'argent jusqu'au vendredi
suivant qui était jour de paie. 
Comme il n'avait pas d'argent sur lui,
il me fixa un rendez-vous pour le
soir-même à dix-neuf heures dans
un bistrot éloigné qu'il nomma
Little Chicago et duquel il m'indiqua
le chemin à suivre pour le trouver.
Ce soir-là, je fus ponctuel au
rendez-vous dans ce bistrot allemand
qui appartenait à l'épicerie attenante
avec laquelle il partageait une porte
de communication qui se trouvait derrière
le comptoir du bar. En fait, c'était tout
le rez-de-chaussée de cette maison de
coin qui appartenait au gros
et débonnaire épicier. Je m'étais
installé à la première table qui se
trouvait près de la porte d'entrée afin
de voir mon ami aussitôt qu'il
pénétrerait dans le bistrot.
Je commandai une tasse de café
que je fis durer longtemps, car le temps passait
et mon ami ne venait toujours
pas. La serveuse venait de temps en
temps regarder dans le fond de ma
tasse et, voyant qu'elle contenait
encore du café, repartait sans
desservir la table. Il ne me restait
que quelques pièces de menue monnaie
dans ma poche et je fumais ma dernière cigarette.
De nouveaux clients
commencèrent à affluer dans la salle,
mais elle était assez vide pour que je
puisse remarquer, dans le fond, une
femme brune qui était attablée avec
un Américain de couleur en civil.
Cette femme me jetait de temps à
autre, des regards à la dérobée sans
cesser de converser avec cet homme.
Deux heures environ s'étaient écoulés
depuis ma venue et je commençais à  ressentir
la faim en même temps que de l'amertume,
car je comprenais que mon ami ne viendrait pas.
Je me demandais déjà ce que je pouvais
bien faire lorsque l'homme qui tenait compagnie
à la femme brune m'interpella, sans se lever
de sa table, à plusieurs reprises avant que
je ne comprisse qu'il s'adressait à moi.  
- Yes?, lui crai-je.
- D'où viens-tu?
- D'Algérie.
- Ah... et que fais-tu ici?
Je lui expliquai tant bien que mal
en Anglais, ce qui m'avait amené en Allemagne.
Je perçus, à un certain moment, que la femme
avait fait un mouvement vers l'homme mais je
n'y attachai pas d'importance.
Cependant, l'homme me pria:
- Eh, wo'nt you please come over?,
et , de la main ouverte, il m'indiqua la
chaise qui était près de lui.   
Saisissant ma tasse, qui me servait d'alibi
pour ne pas commander d'autre boisson,
je me rendis à leur table et m'assis en face
de la femme qui me regardait en silence.
L'homme me posa amicalement
d'autres questions au sujet de la guerre d'Algérie
et je luis répondis avec bonne volonté.
Au bout de quelques minutes
de cet entretient, l'homme se leva
en s'excusant auprès de la femme
en disant qu'il était navré mais que
le moment était venu pour lui de partir.
Ennuyé d'être assis à la table de cette
femme avec laquelle je n'avais pas
échangé la moindre parole, je voulus m'éloigner
à mon tour, mais avant de me lever, je palpai
le paquet de cigarettes que j'avais posé
sur la table et sentis qu'il était presque vide.
Elle endit vers mi son paquet de
cigarettes ouvert et me demanda:
- Do you want a cigarette?
En la remerciant, je pris une cigarette
et l'allumai en songeant à ce que j'allais
entreprendre ce soir-là.
Mais elle me demanda:
- Do you want to have a drink?
Pris de court, j'acquiescazi en
remerciant une nouvelle fois:
- Yes, thank you.
Puis, après que la serveuse nous
ai apporté notre commande, nous
entamâmes , la femme et moi, une
discussion qui dura environ une heure.
La femme, qui me dit se nommer
Loretta, se pencha vers moi et me
demanda à voix presque basse:
- Do you want to have something
to eat?
Je compris qu'elle avait remarqué
ma pâleur et que j'étais affamé, alors,
sans biaiser, j'acceptai  son offre et elle
commanda pour moi une escalope de veau,
un grand plat de salade de
pommes de terre et des tranches
de pain. Après le repas, nous nous entretînmes
encore pendant quelque
temps, puis la femme me dit qu'elle
devait partir et me demanda:
- To-morrow, same place, same hour?
J'acceptai avec joie et je la retrouvai
le lendemain soir au même endroit et
la même heure que la veille.  
Nous passâmes de nouveau la même
soirée que la veille, en mangeant,
buvant, fumant et parlant jusqu'au
moment où elle dut partir en me fixant
rendez-vous pour le lendemain soir:
- To-morrow, same place, same hour?
Le lendemain soir se passa comme
les deux soirées précédentes et,
lorsqu'elle se leva pour prendre congé,
je lui jetai un regard malicieux en
pensant: "Alright, to-morrow, same
place, same hour?" Mais, au lieu de
cela, elle me demanda si je voulais
bien l'accompagner jusqu'à chez elle.
Je la suivis donc et nous passâmes
trois jours et trois nuits à faire l'amour 
sans mettre une seule fois le nez
dehors.  Le quatrième jour, assez tôt
dans la matinée, trois jeunes femmes joyeuses
firent irruption dans l'appartement et
nous trouvèrent encore vautrés dans le lit.
Parmi ces femmesq se trouvait la
serveuse du bistrot qui nous avait servi
pendant les soirées précédentes. Elles
se mirent à parler en Allemand, toutes
à la fois, en riant d'une manière
espiègle et en taquinant ma nouvelle
petite amie en faisant allusion à moi,
mais d'une manière si vulgaire que je
compris qu'elles étaient des prostituées.   
Leur curiosité satisfaite en ce qui
concernait la nouvelle conquête de
leur amie, elles s'éclipsèrent en riant
et en minaudant.
Alors la femme se tourna vers moi et
me dit:
- I suppose that you know now my profession?
- Yes, répondis-je en essayant de
mettre de l'ordre dans mes idées.
Un peu déçu, je voulus m'en aller,
mais elle me retint et me pria de
l'attendre ce soir-là, dans le même
bistrot où elle promettait de me
rejoindre vers vingt-trois heures:
- Commande à manger, à boire et à
fumer autant que tu voudras et dis à la serveuse
que tu connais maintenant
que je paierai l'additiopn quand je viendrai.  
Je partis de chez elle avec l'intention
de ne plus revenir, mais, en cours de
route, la neige qui m'arrivait jusqu'aux
mollets et la perspective de joindre ma mansarde froide sans le sou, me firent rebrousser chemin
et je me rendis au bistrot pour l'y attendre
comme elle me l'avait demandé.




Suite: Itinéraire 6.

 
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