Le dernier recours
Je ne me sentais pas à l’aise chez Jutta N. L’appartement de deux pièces, cuisine et salle de bains que nous habitions était situé en arrière-boutique et nous y accédions en traversant son magasin d’articles vestimentaires de laine qu’elle confectionnait elle-même joliment. J’effectuais mon travail d’artiste peintre ou je jouais à la guitare en fumant du Haschich, juste derrière une cloison que j’avais élevée moi-même pour séparer le magasin de l’appartement. Le vaste salon dans lequel je travaillais nous servait de chambre à coucher pendant la nuit et il ne possédait, dans son coin de gauche, qu’une très étroite et haute fenêtre qui ne laissait pénétrer que peu de lumière pendant le jour. Nous étions obligés de garder la lumière électrique allumée en permanence et cela me déprimait, car cela me faisait souffrir de claustrophobie. De plus, il m’arrivait souvent d’éprouver un mal de tête qui m’infligeait des troubles visuels haïssables, quand la structure granulée de sciure de bois qui recouvrait le papier peint mural apparaissait beaucoup plus en relief. J’étouffais littéralement dans cet endroit et l’environnement me semblait devenir plus sombre et rougeâtre à la fois. Lorsque je ne pouvais plus le supporter, je m’en allais m’en reposer dans mon atelier qui était niché près d’un canal aux rives verdoyantes et ensoleillées.
Normalement, Jutta N. ouvrait son magasin vers onze heures du matin, tandis que je continuais à dormir jusqu’à quatorze heures. Elle ne le fermait que le soir, vers dix-neuf heures. Mais, entretemps, il était constamment empli de clients ou d’amis ou encore d’enfants qui venaient jouer avec le nôtre, si bien que j’y éprouvais du mal à travailler ou à fumer un joint de Haschich tranquillement.
Dans l’immeuble vétuste où je m’étais installé avec mon chevalet et mes outils de peinture habitaient aussi quelques-uns de mes amis qui jouaient tous de la guitare. Là aussi, il y avait un continuel va-et-vient d’amis et de voisins qui venaient, pour les uns, passer avec moi une partie de la nuit en fumant du Haschich et en buvant du vin, tandis que pour les autres, ils venaient emprunter un peu de thé ou de sucre ou bien de tabac ou encore de café. Ces emprunts étaient réciproques.
Une nuit, un jeune gars aviné que je ne connaissais pas vint frapper à ma porte et qui, dès que je l’eus ouverte, me demanda en nasillant :
— Y a pas d’vin dans cett’ maison ?
— Ben...non.
— T’as du Haschich ?
— Oui.
— Alors amène-le avec toi quand tu descendras chez nous, on y donne une petite fête.
— Chez vous ? Où ça ?, demandai-je.
— Ah ouais, c’est vrai, ben, nous sommes les nouveaux locataires.
— Ah bon.
— Ouais, c’t’au premier étage.
— De quel côté ?
— C’est la première des deux portes du milieu.
Ils avaient déjà repeint tout leur appartement en noir. J’eus l’impression de pénétrer dans un établissement de pompes funèbres, mais j’y passai plus d’une heure à fumer et à boire, à demi allongé en observant ces hurluberlus qui ne cessaient de se déplacer dans l’appartement, toujours en quête d’un nouveau morceau de musique, de boisson, de fumette ou de nourriture. De temps en temps ils se plaignaient que les autres tardaient à venir et que c’était con, comme ça, sans aucune fille. Ils ne se souvenaient de moi que lorsqu’ils voulaient aspirer une bouffée de mon « pétard ». Je finis par en avoir assez et je remontai à mon atelier.
Des choses de ce genre m’arrivaient quand tout allait plus ou moins bien pour moi. Sinon, je souffrais des affres de martyre quand je devenais l’objet de confusion mentale ou d’hallucinations subites. Eprouvé par ces tortures mentales que j’endurais depuis assez longtemps déjà, je devins nerveux et colérique. J’eus des altercations avec Jutta N. et même avec son enfant et, dans mes accès de colère, il m’arrivait de briser une guitare, un poste de télévision, une machine à tricoter et des vitres de fenêtres. Un soir que, ivre de colère, je fracassai de mes poings nus les vitres d’une double-porte qui donnait sur la cour de l’immeuble et qui appartenait à un magasin voisin du notre parce que son gérant avait ri de quelque chose que j’avais proférée, la police vint m’arrêter. Deux agents me menottèrent les poignets derrière mon dos après que j’eus frappé mon voisin d’un violent coup de pied. Enchaîné, j’assénais aux agents aussi de coups de pieds sur leurs jambes et chaque fois qu’il en recevait un, le plus jeune d’entre eux dégainait son pistolet et appuyait son canon contre ma tempe. La seconde fois qu’il le fit, il m’avertit qu’l me tirerait une balle dans la tête si je ne voulais pas me tenir tranquille. Il avait sans doute engagé une balle dans le canon, car je sentis une odeur de poudre et, croyant qu’il m’avait logé une balle dans la tête, je me demandai pourquoi je ne ressentais aucune douleur. Calmé, je les laissai enfin m’emmener dans un fourgon et un instant plus tard, j’y perdis connaissance. Un peu plus tard encore, je revins à moi alors qu’ils me portaient par les aisselles à travers une cour que je reconnus être celle de l’hôpital de Wilmersdorf. Les pointes des pieds traînant sur le sol, je les regardai tour à tour accomplir leur mission bravement et je ne pus m’empêchai de trouver tant de zèle sympathique. Retrouvant l’usage de mes jambes, je leur criai :
— Où m’emmenez-vous ?
Le plus jeune me répondit en se défendant plaintivement :
— Chez le docteur, vous avez une blessure à la main.
Je fus introduit dans une salle d’opération où un chirurgien nettoya les incisions que les vitres brisées avaient produites sur quatre des phalanges de ma main droite, puis il les pansa et plaça mon bras dans le plâtre.
Par la suite, je m’absentai de Jutta N. pendant si longtemps qu’elle ne crut plus à mon retour et déclara mon licenciement aux administrations compétentes. Je devins donc chômeur et je nécessitai plus de trois mois pour réunir un dossier contenant tous les documents que me réclamait le Bureau de main-d’œuvre pour m’allouer une indemnisation de chômage. En attendant, je pus vivoter grâce à des petits travaux de peinture en bâtiment que me fournissaient ceux de mes amis qui pratiquaient ce métier. Je disposais de beaucoup de temps libre et j’en profitais pour être toujours en chemin, dans plusieurs quartiers de la ville. Je visitais mes amis, allais dans différents bistrots, d’autres discothèques, je fréquentais d’autres drogués, des malades, dans différentes maisons de santé où j’entendais des doléances variées et des cas de suicides. J’en éprouvais de l’appréhension pour moi-même, mais je ne parlais jamais de mon mal, car je faisais tout mon possible pour ne pas être cru devenu fou. Je préférais me retirer dans la solitude.
Il fut un temps durant lequel je subissais des hallucinations. Je me découvrais soudain marchant seul dans la rue en étant vêtu de l’accoutrement des chevaliers d’antan, l’épée sur le côté, le panache et la tunique flottant dans le vent, ou encore, sur la rive du canal, survolé par un Ange presque translucide qui me rappelait qu’il s’agissait de l’esprit et de rien d’autre.
A la fin de cette période, je revenais un jour, vers le milieu de l’après-midi, du centre de la ville vers mon atelier, en flânant, sans penser au motif qui m’y conduisait. Je n’avais pas pour habitude de m’y rendre à pareille heure. J’appréciais la clémence du temps doux qu’il faisait en ayant une sorte de vague à l’âme. Ce ne fut que dans l’escalier de mon immeuble et, alors que je le grimpais distraitement, que je me demandai ce je venais au juste faire là. Je pénétrai dans mon appartement et me rendis dans le salon où je m’effondrai soudainement, en tombant sur les genoux et en joignant mes mains devant moi. Puis, j’implorai Dieu et mon regard semblait traverser le mur et voir le ciel :
— S’il te plaît, Seigneur, aide-moi, Tu es Le seul à pouvoir le faire.
Me taisant pendant un bref moment de recueillement, j’ajoutai ensuite :
— S’il te plaît, mon Dieu, enseigne moi une prière, car je ne sais pas prier.
Quelques peu de jours plus tard, je revins de nouveau vers mon atelier en empruntant lentement la rue qui y conduisait et je me conduisis comme un promeneur en jouissant du beau temps et en appréciant la nature environnante.
Je ne savais pas au juste pourquoi je m’y rendais en plein milieu de l’après-midi ni ce que j’allais y chercher. Cela se précisa dans mon esprit lorsque, après avoir gravi les étages, je pénétrai dans le salon de mon appartement et avançai lentement vers le centre de la pièce, en admettant avec résignation que je n’avais rien à y faire. A ce moment précis parla soudain une voix qui captiva aussitôt mon attention et je n'eus aucun autre choix que de l’écouter. Immobile, je cherchai du regard d’où pouvaient provenir les paroles que j’entendais. Bientôt j’aperçus dans le centre de la chambre une ligne verticale si ténue qu’elle ressemblait à une coupure de rasoir et de cette fente sortaient sporadiquement des fléchettes lumineuses comme si elles étaient des postillons lorsque la voix parlait. Je tentais de fixer mon regard sur elles, mais elles se dérobaient en montant dans l’espace et en restant toujours un peu plus haut que mon point de mire. Je les fixai ainsi jusqu’au plafond et, quand je fus lassé de les poursuivre en vain et que je baissai mon regard, elles se baissèrent avec lui.
La voix exprimait des paroles merveilleuses et elle se tut ensuite aussi subitement qu’elle avait commencé à parler. Le silence revint dans la chambre et, comme si j’avais besoin de repos, j’allai vers le canapé pour m’y asseoir en songeant que je repenserais, une fois là, aux paroles entendues. Me sentant encore sous l'emprise euphorisante de la mystérieuse voix, je dus me rendre compte que je ne parvenais plus à me souvenir du moindre mot de ce qu’elle m’avait dit. Je décidai alors de passer en revue tous les mots que je connaissais afin d’y trouver au moins un d’entre d’eux qui me rappellerait quelque chose. Je commençai à puiser dans ma mémoire et dans l’ordre alphabétique d’une encyclopédie, en commençant à la lettre A. Je procédai ainsi dans les quatre langues que je maîtrise, durant trois jours et trois nuits en sanglotant et en pleurant et en pleurantr sans cesse. Las, il ne me fut pas possible de remémorer la moindre de toutes les paroles émouvantes que j’avais entendues.
Au bout de ces trois ou quatre jours, arriva le samedi, jour qui avait été fixé pour aller à la Poste y retirer mon indemnité de chômage,comme en fin de chaque semaine. En m’y rendant, j’étais encore tellement ému que j’éclatai en sanglots dans la rue et versai des larmes qui ruisselaient sur mon visage. (40 ans plus tard, après bien des péripéties et ma conversion à l'Islam, il m' a été donné de comprendre, dans la pratique, ce que la voix mystérieuse m'avait révélé. J'en parlerai dans un site web différent de celui-ci).
Pendant le temps qui suivit ces évènements, je retournais toujours à mon atelier, en délaissant Jutta N. et l’enfant, que j’avais cessé d’emmener au bord de l’eau de la Havel ou de Wannsee. Je restais, le plus souvent, seul dans mon atelier et j’y recevais, de temps à autre, des amis qui venaient pour fumer ou bien, j’allais moi-même rendre visite à ceux d’entre eux qui habitaient dans mon immeuble. Afin de parer à la pénurie alimentaire des mornes dimanches, je prenais soin de cuisiner un petit poulet congelé avec des légumes variés. Le premier de tous les samedis que j’avais dédiés à ce régime, on frappa à ma porte au moment où je dressais la table. C’était un nouveau venu dans le cercle le plus restreint de mes amis, Righty R., un voleur fraîchement libéré de prison. Il m’expliqua qu’il était venu pour voir un de mes amis voisins, mais que, ne l’ayant pas trouvé chez lui, il avait tenu à me saluer en passant avant de continuer son chemin. Lorsqu’il aperçut la table dressée, il eut un tel regard d’envie pour la nourriture que je l’invitai à partager mon repas. Je lui servis donc l’autre moitié de poulet et nous déjeunâmes en conversant de choses et d’autres.
Le samedi suivant, il se passa la même chose. Il vint chez moi et je lui expliquai que j’avais décidé de me sustenter ainsi tous les samedis afin de passer le week-end à peindre tranquillement. Je l’invitai de nouveau à partager mon repas et, à partir de ce jour-là, il revint régulièrement chaque samedi, à l’heure du déjeuner.