h LSDreams - 13: Mon alter ego

   
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  13: Mon alter ego
 


Mon alter ego

   Nous avions passé toute la nuit sur le trip chez O.S., ce dernier, M.L. et moi. Schackie était restée chez sa mère et l’épouse d ;O.S. était invisible, retranchée sans doute dans sa cuisinette. Quant au bébé, il avait toujoures fait preuve d’une remarquable discrétion car rien ne venait jamais perturber son sommeil parfait; aucun son de musique, ni aucun éclat de voix ou de rire.
   De cette nuit-là, je ne sais plus rien,sinon que j’avais fait un bon trip et que, vers le lever du jour, j’étais sagement assis sur le bord de mon divan attitré et regardais mes deux amis qui se tenaient debout dans cet espace qui était ménagé à la gauche de l’estrade et qui paraissait être un couloir à ce moment-là. Naturellement, ce ne fut jamais un couloir et il n’avait jamais possédé de porte dans son fond. Il m’a semblé seulement voir des cartons fermés qui étaient déposés au bas de son mur, mais je jurerais qu’il n’y en avait jamais eu cet endroit. Le plus étonnant, c’est que mes deux amis se tenaient debouts dans cet espace étroit et qu’ils arpentaient très lentement, l’un en retrait de l’autre, en semblant être plongés dans une inspection systématique du sol et du bas du mur, pour sans doute reconnaître des choses que je ne voyais pas. Ils marchaient dans ma direction, M.L. se comportait comme O.S. avec la même concentration.
— Que cherchent-ils ?, me demandai-je.
C’étaient peut-être ce carton, placé au bas du mur, non, il n’ y avait jamais eu de carton à cet endroit-là ou bien cette bicyclette dont le guidon est appuyé sur le mur, mais non, là non-plus il n’y avait jamais eu de bicyclette et O.S. n’en a jamais possédé car il avait une voiture.
Je regardai de nouveau O.S. et notai qu’il progressait maintenant à pas très lents en regardant le sol à ses pieds, ses yeux rivés sur la moquette. Il n’y eut plus de porte ni de carton ni de bicyclette derrière lui, seulement M.L que j’observai avec ahurissement : il faisait tout comme O.S, il marchait quand O.S. marchait, s’arrêtait quand O.S. s’arrêtait, regardait partout où l’autre regardait et lançait après cela un regard interrogateur vers O.S. en ayant l’air de n’y rien comprendre et comme s’il ne voulait rien rater de ce qu’O.S. semblait traquer du regard. Si O.S. avait eu des hallucinations, comment M.L. aurait-il pu les voir.
A ma gauche, quelque chose que je perçus du coin de l’œil attira mon attention. Regardant dans cette direction , je ne vis d’abord que la pénombre dans laquelle la salle était plongée.
— Mais, qu’ai-je donc aperçu ?
Je tendis la main vers l’endroit où, l’instant d’avant, j’avais vu un rai de lumière éclatante de l’épaisseur d’un cheveu. Mes doigts touchèrent un obstacle rigide que mon toucher fit reculer. Je reconnus l’un des deux grands tapis de sol qu’ O.S. avait suspendus comme des rideaux devant les fenêtres, afin d’insonoriser la salle vers la cour. Lorsque je touchai le tapis, le mince filet de lumière réapparut brièvement. Je fus ravi de voir cette apparition, mais je m’en méfiai aussitôt : n’avais-je pas, sur un trip précédent, confondu une allumette à moitié consumée avec un semblable rai de lumière incandescante ?
De la main, je touchai de nouveau le tapis et le fin trait lumineux s’élargit tout-à-coup et décrivit quelques ondulations. Alors j’écartai un pan du tapis et je fus aussitôt ébloui par la lumière du jour. Je m’étonnai :
— Quoi ? Il fait jour !
   Le temps avait passé très vite et nous étions encore sous l’effet de la drogue. O.S., le sourcil froncé, avait écourté ses pas et semblait être sur le point de saisir ce qui l’intriguait. M.L. s’immobilisa à deux pas derrière lui et resta indécis et se confina dans l’expectative. Je fus soudain pris de compassion pour notre hôte. Convaincu de m’être mal comporté, je pensai avec tristesse et compréhension:
— Pauvre ami, nous l’avons retenu toute la nuit sans égard pour lui ni pour sa famille et il a patienté tout ce temps sans rien dire.
Spontanément, je me levai et appelai O.S. qui était à deux pas de moi, ses yeux rivés sur le sol. Levant sa tête, il s’approcha de moi :
— Oui ?
Au ton surpris de sa question, je regrettai de l’avoir appelé parce que je me rendis compte qu’il était encore sur le trip et qu’il était à mille lieues d’être contrarié. Mais il était trop tard et je lui dis :
— Je m’en vais. 
Il me regarda avec étonnement tout en réfléchissant à mes propos, puis il demanda :
— Tu veux partir ?
   Au ton de sa voix, je compris qu’il s’étonnait que je m’en aille en pareil moment d’ivresse lysergique et que notre présence ne le dérangeait pas du tout. Avec un certain regret, je lui répondis:
— Oui.
D’un air fatal, il répondit :
— Bon.
M.L. s’avança et me demanda à son tour :
— Tu veux partir ?
— Oui.
Il réfléchit un bref instant, puis il dit :
— Bon.
— Oui, bon. Alors, au revoir.
— Au revoir, répondirent- ils, en chœur.
   Les laissant derrière moi retourner sur leur trip, je quittai l’appartement et sortis de l’immeuble d’un pas léger dans ce splendide début de matinée de printemps. Il faisait bon dehors et le ciel était serein et clairsemé de petits nuages blancs. Le soleil était éclatant de lumière. Ebloui, je longeai le trottoir en effleurant du regard les dalles dont il était pavé. Ma vue était perçante et quasi microscopique. Je pouvais voir sur le sol, une couche de poussière qui scintillait par endroits, car elle était mélangée avec des grains de sable et des petits granulés qui brillaient comme des éclats de verre au soleil. J’eus un soubresaut de colère et je dis:
— C’est inconcevable ! Comment ose-t-on tolérer tant de poussière ?
   A vrai dire, il n’y en avait pas plus que d’habitude, si tant est que d’ordinaire elle  put être décelable à l’œil nu, car tout le monde s’accordait pour affirmer que les trottoirs étaient propres, mais j’oubliais que j’étais drogué et que la substance hallucinatoire aiguisait fortement la vue. Un peu dépité par cet état de choses, je poursuivis mon chemin, mais quelques pas plus loin, je dus m’arrêter une nouvelle fois à la vue d’un tout petit caillou. Il gisait tout seul dans cette poussière brillante que le vent et le passage des voitures avaient parsemée autour de lui. Comme toujours, sous l’effet du LSD, cet objet minuscule s’imposait à l’esprit par l’expression revendicatrice de son indéniable entité. Cependant, là, il était l’égal d’une haute montagne car il en présentait les mêmes caractéristiques. A l’échelle macroscopique, il possédait, lui aussi, un versant éclairé par la lumière du soleil et l’autre qui était ombragé. De plus, il jetait une ombre sur le sol, comme la montagne jette la sienne. En faisant abstraction de la différence de leurs dimensions respectives, ils étaient semblables à plus d’un égard. Alors que sur les hauteurs de la montagne paissent des animaux, sur celles du caillou ce sont des bactéries et des microbes qui font office de faune. Ayant constaté cette similitude, je repris mon chemin lysergique le long de cette vaste rue et levai la tête vers le ciel. Le bleu céleste, les nuages blancs et les arbres à l’entour étaient véridiques. Je ne trouvai que cela de véritable dans ce paysage. Les maisons et villas avec leurs jardins de l’endroit avaient quant à elles, été construites comme par jeu.    Comme l’oiseau qui embellit son nid pour attirer l’oiselle, l’homme construisait le sien, pour que tout en lui plaise à sa belle. Vaste jardin aux allées fleuries, perron aux belles marches enjouées, entrée en arceau, balcons ornés et fleuris, tout exprimait l’amour.
   A la porte d‘entrée de l’une d’elles se tenaient deux couples. L’un, propriétaire, debout dans le côté du jardin et l’autre, visiteur de passage, leur faisait face sur le trottoir. Ils échangeaient des salutations et des paroles aimables, mais tout dans leur attitude semblait être un jeu.
Les laissant jouer entre eux, je me mus dans les vapeurs de la drogue et bientôt, une voiture conduite par un homme replet s’en vint à ma rencontre. L’homme jouait de toute évidence lui aussi. Il jouait à l’homme qui conduisait une voiture avec sérieux et respect du code de la route.
   Amusé, je me détournai de lui et aperçus plus en avant, l’entrée de la station de métro que je voulais emprunter pour rentrer chez moi. Je me trouvais dans un curieux mélange de lucidité et de rêve à la fois. L’entrée de cette station était très sobre et ne répondait que strictement à son utilité publique. Constituée d’un simple barreaudage disposé en fer à cheval autour de l’escalier descendant, Les barreaux étaient peints en couleur bleue. Pourquoi en bleu et pourquoi ce bleu ? Cette couleur déplaisante ! De plus, on y avait fixé une sempiternelle vitrine de verre qui était opacifiée avec du blanc et encadrée de fer bleu. Sur la vitre était inscrit le nom de la station en grandes lettres bleues. Je savais que, pendant la nuit, la vitrine qui avait un éclairage intérieure faisait bien ressortir les lettres du nom de la station dans l’obscurité. C’était bien pensé, mais le barreaudage ni la couleur bleue ne me plaisaient. Et puis, cet escalier ! Il aurait pu être beau, avec ses larges marches, s’il avait été taillé dans le marbre. Mais non ! Il avait été fait de pierre grise, comme... comme ...la peau d’un l’éléphant et la poussière qui en couvrait les marches étaient de la même couleur.
   Je descendis l’escalier, un peu dégrisé, et arrivé en bas, je repérai d’emblée, au bout du quai central de cette station complètement déserte en cette heure matinale, un homme qui faisait un lent va et vient entre les deux bords du quai, en levant une jambe après l’autre, en les soulevant plus haut que nécessaire et en les laissant tomber sur le sol sur lequel claquait la semelle de ses sandales. Il tenait dans ses deux mains et derrière son dos, un cartable d’écolier et se penchait légèrement vers l’avant en hochant la tête un peu baissée, les yeux derrière des lunettes que remboursait la sécurité sociale, tant elles étaient médiocres et je compris que c’était un ouvrier qui se rendait à son usine ou à son chantier, avec un casse-croûte et une bouteille de thermos dans son sac d’écolier. Il ne m’était pas antipathique et je ne le haïssais pas et je le pris un peu en pitié, car il était le spécimen d’un pauvre homme qui se pliait avec résignation à toutes les règles, même abusives, de la société dont il faisait partie. La victime idéale. Sans méchanceté, je murmurai pour répéter ce qu’il devait penser:
— Oui, je suis un brave garçon, un bon travailleur, je ne fais jamais de mal à personne, je ne me plains pas et je m‘évertue à rester patient, sans me laisser abattre par quoi que ce soit et même lorsque je n’en peux plus, je ne rechigne pas à rendre service à mon prochain quand il me le demande. Oui, je suis un brave garçon, sage et tranquille.
   Le laissant occupé avec soi-même, je me dirigeai vers la caisse en sortant de ma poche une pièce de cinquante pfennig pour acheter un ticket. Une assez jeune caissière brune qui portait des lunettes et un costume bleu rangeait devant elle, avec un soin méticuleux et des gestes précis, ses outils de travail. Elle plaça ses rouleaux de tickets dans leur site, puis elle saisit une petite liasse de billets qu’elle entoura d’une bague élastique et, enfin, elle la déposa à la place qu’elle devait occuper à sa gauche et devant elle, puis elle essaya un stylo à bille sur un bout de papier, ensuite elle replaça le capuchon sur le stylo et le posa devant elle et elle fit encore autre chose que je ne pus voir parce que je ne la regardais plus aussi attentivement. Ma foi, à bien regarder, elle était assez belle, je lui trouvais un certain charme discret et, je pensai qu’en d’autres circonstances, en privé, sa beauté aurait été plus visible, plus attrayante et, en dehors de son travail elle aurait égalé n’importe quelle autre belle femme.
   Elle avait enfin achevé ses rangements et elle m’adressa un sourire ravissant que j’observai avec méfiance parce que je le soupçonnais d’être de circonstance.
— Bonjour, lui dis-je.
— Bonjour, répondit-elle aimablement
Je déposai la pièce de cinquante pfennig devant elle et attendis. Elle me demanda :
— Combien de tickets ?
Perplexe, je la regardai, je regardai la pièce qu’elle avait prise, puis je la regardai de nouveau et, en même temps qu’elle me paraissait dormir toute éveillée d’un sommeil routinier, ce fut comme si nos âmes communiquaient entre elles et je perçus derrière moi, un grand nombre de bruits de pas contre le sol et un brouhaha de voix confuses qui envahissaient la station. Etonné, je me retournai en attendant voir une foule de gens qui arrivait, mais je ne vis personne et n’entendis plus aucun bruit. Je mis cette hallucination auditive sur le compte de l’influence de la caissière, parce qu’elle avait repris sa fonction habituelle qui était devenue une seconde nature en remplacement de sa vraie personnalité et qui la plongeait dans une atmosphère qui lui était devenue tellement habituelle qu’elle ne la percevait plus que distraitement. Cela qui l’incitait à poser machinalement la même question à ceux qu’elle ne pensait plus qu’au pluriel et en entendant les mêmes bruits de fond. Rompant avec mon trip analytique, je lui répondis calmement :
— Un seul ticket, s’il vous plaît.
Elle me le remit en souriant et je me dirigeai vers le quai que l’homme ne cessait d’arpenter dans toute sa largeur. Il n’avait pas changé d’attitude ni de mine en attendant l’arrivée de la rame de métro. J’avançai sur le quai de gauche pour vérifier si j’allais m’embarquer dans la bonne direction, car je ne pouvais plus me rappeler lequel de ces deux j’avais l’habitude d’emprunter. Face à ce quai, sur le mur opposé, je lus le nom de la station qui était écrit en grandes lettres bleues sur de la faïence : Seestrasse.
— Ah...Seestrasse, pensai-je. 
Puis je me souvins que c’était le nom de la station où je me trouvais et non celui de la direction que je devais prendre. Alors, je vis l’escabeau du contrôleur de station au-dessus duquel un tableau électrique indiquait en lettres lumineuses : Nicht Einsteigen.
— Ah...pensai-je, ne montez-pas, mais ce n’est pas cela que je cherche.
Je regardai de nouveau le tableau, pour y trouver peut-être un autre renseignement et, bien que Nicht Einsteigen brillait encore de tous ses feux, je ne compris plus ce qu’il signifiait.
   J’essayai alors de déchiffrer d’autres inscriptions qui se trouvaient en-dessous de Ne montez pas et je dus m’y reprendre à plusieurs reprises parce que je n’arrivais pas à discerner la langue dans laquelle ils étaient écrits. Ce pouvait tout aussi bien être en Russe ou en Chinois ou en n’importe quelle autre langue aussi. Je n’en déchiffrai rien. Voyant que je n’obtiendrais rien de ce côté-là, je m’en détournai et, comme poussé par une intuition soudaine, je me dirigeai vers l’autre côté du quai, en ayant comme une amorce d’idée qui s’allumait dans mon esprit. En passant, je vis l’homme qui arpentait inlassablement le quai et je m’en détournai rapidement parce que son manège commençait à m’horripiler.
   A peine m’étai-je arrêté au bord de l’autre quai que je ressentis un déplacement d’air qui venait vers moi en s’amplifiant. Une rame de métro poussait l’air devant elle en approchant de la station. J’eus le très net sentiment, sans savoir vraiment pourquoi, que c’était cette rame qui allait dans la bonne direction. Le souffle d’air devint plus fort et puis il secoua fortement mes vêtements quand la rame pénétra en trombe dans la station et passa devant moi. Je regardai ce bolide défiler devant moi avec sa couleur de jaune d’œuf bien luisante et ses sièges d’un vert forestier foncé que j’appréciais passablement. Lorsqu’il s’immobilisa avec un petit bruit de chuintement devant moi, une de ses portes s’ouvrit exactement devant moi. J’y pénétrai en voyant du coin de l’œil le brave garçon travailleur s’introduire par une autre porte et, quand le train démarra, je le vis le longer en marchant dans le sens de la marche du train et quand je me plaçai debout près de la porte, comme je le faisais toujours aux heures d’affluence pour être le premier à descendre avant toute la cohue des voyageurs, je le vis se rendre jusque derrière la cabine du conducteur et s’asseoir résolument sur une banquette. Là, il se pencha en avant, plaça un coude sur son genou, mit sa joue dans le creux de sa main et ferma les yeux avec un sourire béat.
   La rame du métro plongea soudain dans le tunnel sombre et j’en vis, avec dépit, les parois grisâtres et poussiéreuses ainsi que des câbles que la course du train animait de soubresauts continuels, défiler trop près de moi. Un bruit de ferraille et de grincement de roues sur les rails tonnèrent en s’amplifiant au fur et à mesure que le train prenait de la vitesse d’une manière si continue et si assourdissante que je fus saisi d’agitation. J’avançai alors un peu dans le compartiment en me tenant à une barre d’appui et en regardant tour à tour, les affreux murs défiler et la cabine du conducteur, je criai :
— Hé !, parce que le bruit de la vitesse augmentait sans cesse et qu’il devenait de plus en plus assourdissant et que les murs s’enfuyaient de plus en plus rapidement dans ce tunnel dans lequel nous nous précipitions paraissaient être sans fin, tellement le temps s’étirait en longueur et que ce voyage durait déjà depuis longtemps, je fus pris de panique et je hurlai :
 — Hé ! Allons-nous devoir rester ici éternellement ?
J’éprouvais le sentiment horrible que nous étions condamnés à toujours filer ainsi sous la terre comme des damnés et que cela ne prendrait jamais fin. Ce faisant, je me souvins du bus à impériale que j’avais l’habitude de prendre dans mes déplacements urbains et je l’imaginai roulant sous un ciel radieux, au grand soleil et à l’air libre et nous, que faisions-nous ? Comme des idiots, nous avions creusé des trous sous la terre et nous les parcourions comme des souris !
— Hé !
Je fus tenté d’appeler le conducteur de ce train infernal pour lui dire de me laisser descendre, parce que je ne supportais plus de me voir courir sous terre comme une souris et que je désespérais de me retrouver de nouveau à l’air libre. Mais une explosion soudaine retentit avec un bruit très surprenant dans un immense jaillissement de lumières de couleurs différentes, qui...
Qu’était-ce ? Des étoiles filantes ? Comme c’était beau ! Mais qu’était donc ce feu d’artifice de lumières multicolores et fuyantes ?
Le flot lumineux ralentit sa course en même temps que celle de ce bolide dans lequel je me sentais enfermé et tout, toutes ces lumières, oui, c’étaient des lumières et quelles lumières ! Des joyaux étincelants, des grands rubis luminescents, des diamants scintillants et d’autres lumières bleues dont je ne pus en reconnaître la nature, tout cet éblouissement ralentit et s’arrêta finalement. La rame de métro était entrée dans la station Leopoldplatz et toutes les lumières de cet endroit se tenaient immobiles.
La rame s’immobilisa près de l’un des nombreux quais de cette station de correspondances et, debout devant la porte vitrée, je vis en face de moi un autre train qui était aussi à l’arrêt. Indécis, je restai là debout et sans savoir quoi faire. Cette gare familière m’était devenue tout à fait étrangère et je ne savais pas qu’y faire. Je regardai les autres trains sans comprendre mais je fus subitement surpris de voir ma main s’avancer et soulever le loquet de la porte d’un petit geste expert et routinier. Etonné, je sentis mon corps se mouvoir tout seul d’une manière inattendue, puis je le vis, avec ébahissement, descendre tout seul du train et rester un bref instant, debout, sur le bord du quai. Je lançai un regard vers les panneaux lumineux à la recherche d’un renseignement, mais là, non-plus, je ne pus les déchiffrer ni reconnaître dans quelle langue ils étaient rédigés. Je ne savais pas que faire, car j’avais l’impression d’être nouveau ici et, par réflexe sans doute, je tournai légèrement ma tête, vers la gauche, en quête d’aide et c’est là que je me vis. C’était comme si je me tenais à la droite de moi-même en émergeant d’un monde spirituel dans un monde temporel que je voyais pour la première fois.
Je me tenais à une hauteur qui me rappela celle qui existait entre moi et un serviteur de mon père. C’était à Marrakech, dans le sud du Maroc, où mon père était fonctionnaire du gouvernement chérifien. J’avais alors trois ou quatre ans. Mes parents demandaient au serviteur de me promener un peu dans la ville. Un jour que nous sortions de chez, lui et moi, main dans la main, je vis avec effroi s’approcher un petit troupeau de vaches à notre rencontre. Je fus pris d’une peur extrême et je dis serviteur:  
— J’ai peur de ces vaches, elles vont me mordre.
— Mais non, me répondit-t-il, les vaches ne mordent pas.
Voyant que j’avais quand même peur, il me souleva et m’assit sur l’un de ses bras, ma tête à la hauteur de la sienne et quand les vaches qui me parurent d’une longueur interminables passèrent sous moi, je fus rassuré et j’éprouvai un sentiment et une confiance qui étaient proches de l’amour pour notre serviteur. C’est ainsi que je me sentis quand mon autre moi-même m’emmena avec lui.
   Je l’avais donc découvert, cet alter ego, que je voyais pour la première fois et qui ne fut pas pour me déplaire. Je ne pouvais pas m’empêcher d’admirer l’audacieuse et tranquille sûreté de soi-même qui émanait de lui, ni son apparence et son insouciance, ni son regard sourieur et satisfait. Son sourire exprimait le triomphe et le contentement de soi, un tant soit peu goguenard, avec des yeux pétillants d’intelligence quand il contemplait ses semblables dans leur sort routinier duquel il avait su s’extraire. Il semblait aussi être réjoui d’avoir su organiser sa vie à sa guise:
— Il ne lui manque qu’une fleur à la bouche pour compléter son portrait, avais-je alors estimé.
Mon autre moi-même me parut si sûr de lui que j’eus la conviction de pouvoir me fier à lui et j’attendis patiemment pour voir ce qu’il allait entreprendre. J’étais dans un état de curiosité tranquille lorsqu’il se dirigea d’un pas sûr vers la porte vitrée du train qui nous faisait face et dont il souleva le loquet du même geste expert et rapide qu’il avait eu dans la rame précédente. Il monta dans le compartiment et se carra immédiatement dans une pose confortable, debout, tout près de la porte coulissante. Ignorant ce qui allait s’ensuivre, je restai dans l’expectative de ce qu’allait faire mon second moi. Mais j’étais taraudé par la même attention qui hante l’étranger à qui un homme du pays montre le chemin sans lui donner de renseignement.
   La rame du métro s’ébranla et partit sans que je fusse désolé par un autre tunnel, car, nous n’eûmes qu’une seule station à atteindre et elle explosa bientôt de ses mille lumières. Mon alter ego ouvrit la porte en usant de son petit geste habituel. Nous voilà tous les deux sur les quais de cette petite gare ensoleillée qui drainait une foule étonnante à cette heure matinale d’un samedi tranquille. Il s’arrêta un instant et contempla la foule en souriant. Il en avait eu assez de devoir se réveiller tous les matins de bonne heure pour aller s’user au travail dans une usine qui ne le payait que chichement et d’essayer de s’amuser comme il le pouvait pendant un temps restreint de loisir souvent morne que lui réservaient seulement les fins de semaine. Maintenant, il vivait à sa guise, maître de son emploi du temps, il n’avait aucune autre responsabilité que celle de produire, avec une certaine réticence, et parfois avec amour, des œuvres d’Art pour convaincre ses docents et lui-même qu’il pratiquait son métier sérieusement. Il était étranger dans un pays qui lui demandait ce qu’il faisait de son temps.
   A présent, il était libre et faisait ce que bon lui semblait ou presque et comme son temps lui appartenait, il ne portait pas de montre. A quoi bon aussi, puisque l’heure était affichée partout où il allait quand il parcourait sans cesse la ville en allant d’un café à un restaurant, ou d’un bistrot à une discothèque, ou ailleurs encore, là où il emmenait sa petite amie ou encore aller retrouver les uns et les autres de ses copains. Le temps n’était pas ce qui lui manquait.
   Enfin, il s’ébranla sereinement et se dirigeai vers un haut escalier dont la raideur était si impressionnante qu’elle me fit douter et redouter de devoir ou pouvoir escalader. Mais il gravit sans peine la longue suite de marches qui me paraissaient interminables. Enfin, nous débouchâmes dans la rue, où il s’attarda à en contempler l’environnement. Le soleil matinal brillait fort et décorait de reflets dorés les façades des immeubles dont la plupart étaient encore endormie et leurs fenêtres étaient sombres. Certains riverains dormaient donc encore et d’autres se levaient, soit parce qu’ils voulaient profiter de tout le jour ou soit parce qu’ils n’avaient pas l’habitude de faire la grasse matinée, comme lui. Ils préparaient sans doute leur petit-déjeuner et ils ne sortaient pas, parce que les magasins n’avaient pas encore ouvert leurs portes. Il devait être sept heures du matin mais déjà il y avait un petit nombre de gens qui déambulaient à pas lents dans la rue.
   Une dame, d’apparence moyennement attrayante et qui portait un bonnet gris, attendait à l’arrêt de l’autobus, fixa son regard sur moi sans vouloir l’en détourner. Cette insistance m’agaça, car même si son regard était intéressé, le LSD m’empêchait d’établir un contact, même visuel, avec qui que ce soit.
   Cela me fut égal de détourner mon regard d’elle et de le laisser errer vers une grande place nue qui s’étendait généreusement derrière cette station d’autobus. Elle était très vaste et elle hébergeait, à l’un de ses bords, une grande église construite en briques rouges.
Je décidai de la traverser en diagonale, car elle se trouvait sur mon chemin et, comme je n’étais jamais passé par là pour rentrer chez moi à pieds, j’estimai qu’elle raccourcirait mon parcours et me permettrait de longer un canal dont les bords étaient fleuris. Je traversai donc cette place qui me parut immense en contemplant le clair paysage qui s’offrait à ma vue, en terre rouge, ciel bleu, nuages blancs, façades dorées par un soleil radieux et fenêtres luisantes de reflets dorés.
   J’étais parvenu à peu près au centre de cette clairière urbaine et je m’y immobilisai. Levant la tête vers ce ciel bleu qui était constellé de petits nuages blancs, je me demandai :
— Où sommes-nous ?
Mon autre moi eut un petit rire discret et dit, d’un ton un peu railleur :   
— A Berlin !, comme s’il omettait exprès d’ajouter : pardi !
Confus, je bafouillai :
— Ah oui, à Berlin, c’est vrai, je l’avais oublié. Berlin... Berlin ?, mais où se trouve Berlin ?
Mon alter ego observa un court silence, puis il répondit calmement mais avec un petit rire étouffé :
— En Allemagne.
Ce fut pour moi comme s’il disait :
— Pardi, et où d’autre croyais-tu ?
— Ah oui...en Allemagne, Allemagne ?
Je répétai ce nom en moi-même, mais il ne m’offrit aucune explication.
— Oui, bien entendu, mais... où se trouve l’Allemagne ?
J’eus l’impression que mon alter ego s’impatientait car il semblait ne pas savoir interpréter mes questions et je vis clairement qu’il s’évertuait à user de patience avec moi quand il répondit avec un calme voulu :
— En Europe.
Puis il se crut obligé d’ajouter :
— C’est un continent.
— Un continent, ah oui, je l’avais oublié, dis- je en m’excusant, L’Europe, l’Europe, c’est un continent. Oui, mais après... qu’y a-t-il ? Où se trouve ce continent ?
 Il éprouva un peu d’accablement qui le fit renoncer à toute impatience à mon égard et il poursuivit en empruntant le ton que l’on utilise pour expliquer quelque chose à un enfant. Il me révéla que l’Europe était l’un des cinq continents qui composaient notre Terre.
— Et au-delà de l’Europe ?, demandai-je encore en me tournant vers un azimut du ciel, qu’y a-t-il ?
— Une mer. La Méditerranée. 
— Ah, je vois...et au-delà de cette mer ? Est-ce là que se trouve mon pays ?
Oui, c’était par là que se trouvait mon pays, au-delà des nuages lointains que je voyais à l’horizon.
   Mon alter ego ne partagea plus ma nostalgie avec moi et il reprit sa marche vers l’angle opposé de la grande place. Je me promenai donc avec lui en silence et en admirant la dorure que le soleil plaquait sur les façades des immeubles environnants et la brillance des vitres de fenêtres bien entretenues et qui, pour la majeure partie d’entre elles ne recelaient pas de lumière et paraissaient comme des vides noirs et mystérieux dans ces calmes demeures. Une mince haie m’apparut comme dans un enchantement, au bord du canal étroit qui barra soudain notre route. Mon alter ego ne s’en soucia pas et sans tarder, tourna résolument à angle droit sur le côté gauche dans la rue qui longeait ce canal et il se dirigea vers la place du Tribunal du travail qui était situé au bout de la rue où se trouvait mon habitation.
   Je passai un petit pont arqué à la mode japonaise et je dédiai, un regard au petit immeuble dans lequel habitait la mère de Schackie, admirai la verdure et les fleurs de cet endroit et, en souriant de plaisir, je m’engageai sur un étroit trottoir au-dessus duquel les longues pendantes d’un faux-poivrier offraient une voûte enveloppante qui arrivaient jusqu’à ma taille, si bien que je ne vis plus que les feuilles qui défilaient de chaque côté de moi en dérobant le paysage à ma vue. Je m’arrêtai subitement en voyant que ces feuilles étaient luminescentes. J’en arrachai une et la portai tout près des yeux. Elle contenait plus qu’elle n’irradiait une  faible lueur verte qui lui donnait l’apparence d’un fruit confit. L’eau m’en vint à la bouche et j’en mordillai un petit morceau pour connaître son goût. Mais il était amer et, après un dernier regards pour les luisantes feuilles, je sortis de cette voûte de verdure pour traverser la rue diagonalement pour gagner un petit parterre de fleurs multicolores qui étaient d’une beauté enchanteresse et je m’arrêtai tout près d’une grande rose rouge. Je humai son suave parfum, puis j’observai la texture satinée de ses minces pétales pour en reconnaître la nature. Cela ressemblait à du tissu, mais cela n’en était pas. Je les voyais avec les yeux de cet enfant de quatre ans que je fus, dans le jardin de mes parents, le jour où je vis une rose pour la première fois de ma vie.
Me demandant si son goût avait un rapport avec sa beauté et son parfum, je goûtai un petit bout de pétale, mais il se révéla amer lui aussi.
Puis je vis l’immense pelouse de gazon qui s’étendait derrière ce parterre fleuri et qui recouvrait l’ensemble de cette grande place publique et dont l’accès était interdit par la Loi. Tout d’abord, je perçus cette herbe dans son ensemble, mais chacun de ses brins était si net et si tranchant que je pouvais les voir tous en même temps et chacun d’eux individuellement. Le vert de cette herbe était si appétissant que je comprenais pourquoi les animaux aimaient la brouter.
Je compris aussi pourquoi les enfants en bas-âge goûtent la terre pour en savoir son goût, car la terre remuée d’un chemin de passage, ressemblait à s’y méprendre à du chocolat en poudre. J’observai justement ce petit chemin qu’avaient inscrit là les pas impatients des passants qui voulaient raccourcir leur chemin. Ce sentier ressemblait à deux Y qu’on aurait mis bout à bout. Les branches de cet Y venaient de chaque angle de cette place et se rejoignaient sur un chemin central qui faisait à peu près les trois quarts de la longueur de ce terrain. Je ris malgré moi en constatant que les citoyens enfreignaient la loi qui interdisait l’accès de cette pelouse, mais ils s’enhardissaient, sans toutefois en abuser, en franchissant allègrement la pelouse par ses angles de manière à ce que leurs pas se rejoignaient au centre de la pelouse pour tous longer un chemin unique central qui ne se séparait en fourche que tout près des angles opposés. Cela valait mieux que de balafrer la pelouse avec un grand X en allant diagonalement d’un angle à un autre. Cela aurait pu être interprété par les autorités comme étant une provocation flagrante qui les aurait obligés à sévir. Le citoyen, reconnaissant les limites de sa témérité, ne voulut pas subir de représailles étatiques et c’est ainsi que la pelouse de cette place fut marquée par l’aveu des uns et des autres, que cette infraction à la règle était pardonnable parce que le citoyen, par son comportement, qu’il craignait et respectait les autorités et que cela suffisait comme punition.
   Fort de cette analyse lysergique, je me détournai en riant de ce spectacle et j’aperçus une magnifique petite pensée jaune qui se dressait au beau milieu du parterre fleuri. Elle était si belle que je décidai de la cueillir pour la porter chez moi et l’y mettre dans un vase. Mais à ce moment précis, je vis aussi dans mon esprit, que ce dernier venait de s’étendre en forme de voûte invisible autour de moi. Ce fut un espace spirituel qui aurait pu contenir tout l’Univers et dans lequel je ressentis que mon dessein avait plongé la petite fleur dans l’émoi et la désolation. Le sort que je lui réservais précédemment l’avait effrayée et elle en pleurait, en tremblant et en gémissant de désespoir.
— Pauvre petite fleur, pensai-je, apitoyé. Elle qui répand si généreusement son doux parfum au présent et autour d’elle sans rien demander en retour et nous, car j’incluais mes semblables dans mon accusation, au lieu de lui en être reconnaissant, nous l’arracherions à sa vie, la meurtrir et la laisser mourir d’une mort lente dans vase plein d’eau, par pur égoïsme. Non, je ne la tuerai pas, cette jolie fleur.
Alors, un immense sourire d’amour et de bonheur émana de la fleur et se mêla au mien et à celui de l’Univers. Ce moment de tendresse générale s’estompa lentement et bientôt, car il s’insinua en moi le sentiment qu’une menace indéfinissable se manifestait derrière moi. Pivotant sur moi-même, je vis la bâtisse trapue du tribunal du travail qui dormait était close et silencieuse en cette matinée de samedi. Elle était trop grise, ses fenêtres étaient trop blanches, ses soubassements, trop noirs. Un clic sonore me détourna d’elle vers sa haute horloge de rue dont le cadran était trop blanc, les aiguilles et les tirets qui marquaient les minutes et les heures, trop noirs, la trotteuse qui cliquetait en se déplaçant d’un cran à chaque seconde, trop rouge, toute cette morosité de mauvais goût contrastait macabrement avec cette radieuse journée ensoleillée.
 
 
 
— ...et puis, dis-je avec ironie à l’intention de ses occupants absents, ces gens se sont imaginé qu’ils allaient pouvoir disposer de ma liberté.
Justement, à l’instant même, je vis, de manière lysergique à travers les murs, l’un d’eux qui était assis derrière une table qui lui servait de bureau et devant lui, il y avait des hautes piles de dossiers qui le cachaient un peu à la vue des visiteurs. Je me tenais debout devant lui. Il s’affairait à chercher mon dossier dans tout ce tas et moi, je le regardais d’un air goguenard, en pensant :
— Si tu crois m’avoir, tu te trompes lourdement...
J’avais laissé la porte du tribunal ouverte en y entrant et, après avoir parlé,  je me retrouvai dehors, en train de lancer un regard farouche au tribunal.
   Je m’ébrouai et chassai de mon esprit cette facture de téléphone impayée qui m’avait fait  comparaître  devant ce tribunal et, là, sur le trip, elle m’était revenue en mémoire. Tournant le dos à la bâtisse, je m’engageai dans ma rue.
Les façades des immeubles de cette courte rue étaient également baignées dans l’or du soleil et les vitres de leurs fenêtres luisaient aussi sans trahir de présence humaine. Je la longeai avec plaisir jusqu’à la porte de l’immeuble dans lequel j’habitais.
   J’y pénétrai allègrement et montai l’escalier de bois jusqu’au palier inférieur du premier étage. Là, une grande fenêtre à petites vitres de couleurs et des textures différentes qui étaient disposées un peu à la manière des vitraux, suscita ma critique. Le travail avait été un peu bâclé, au fur et à mesures des remplacements des vitres qui avaient été brisées, peut-être par le vent et du genre de verres choisis pour ces réparations qui s’étaient succédées au fil du temps et qui étaient toujours d’une autre couleur.  
   La vue donnait sur l’arrière-cour ou elle l’aurait donnée si le tronc d’un gros arbre ne l’avait pas à moitié cachée. Ensuite, je montai jusqu’au palier inférieur du deuxième et puis celui du troisième étage, aussi en notant, au passage, le fauteuil qu’on y avait placé pour les personnes âgées et la boîte de conserve vide qui servait de cendrier aux fumeurs et qu’on avait posée, bien propre, à portée de main sur la planche du rebord de la fenêtre qui ressemblait en tout point de vue à celle du bas, sauf que certains des carreaux de celle-ci, étaient brisés. Après avoir analysé le travail et la nature de cette sorte de vitrail, je coulissai mon regard vers le tronc de l’arbre qui s’était aminci au cours de mon escalade. A l’étage du dessus, il n’y avait pas de fauteuil, car, avais-je pensé, il n’y avait probablement pas d’autres personnes âgées à ce niveau-là. Plus je montais vers mon étage et plus le tronc de ce grand arbre devenait effilé.
   Je me demandai alors, jusqu’où le faîte de cet arbre parvenait et s’il était proche de la fenêtre de ma cuisine. J’entrai dans mon appartement du quatrième étage que je retrouvai avec plaisir et bien-être et je me rendis directement dans la cuisine. Me penchant au-dehors par la fenêtre, je fus étonné de voir que cet arbre touffu dépassait quelque peu en hauteur le toit de l’immeuble. Ses très nombreuses petites feuilles étaient oblongues et le ton de leur vert s’éclaircissait sur leur face inférieure lorsque que le souffle discret d’un doux vent les agitait en vagues frémissantes. Alors les feuilles bruissaient et s’apaisaient, puis elles bruissaient et s’apaisaient de nouveau, pendant plus ou moins longtemps et ensuite, elles reprenaient le rythme irrégulier que leur imposait la brise.
   Quelqu’un nous avait offert, à Schackie et moi, un banc de coin de cuisine à bourrage synthétique rouge. Je m’y attablai et, l’instant d’après, j’e fus pris de torpeur. Mes paupières, devenues lourdes, se fermèrent d’elles-mêmes et je perçus le souffle du vent bruire dans la ramée à intervalles plus ou moins réguliers. Un son de violon naquit dans la verdure, puis d’autres violons vinrent ajouter leurs accords à ce début de symphonie. Je me laissai bercer par elle en écoutant la suite. Ce pouvait être n’importe quel instrument de musique, ce nouveau son ou ce battement qui venait étoffer et changer le cours et le rythme de cette nouvelle mélodie. Puis d’autres instruments suivirent en s’y associant, par-ci une harpe et par-là un piano et d’autres instruments à vent et des tambourinements. Il ne manquait à cette musique que je trouvai monocorde, qu’un peu plus d’expression, une approche plus gaie, un petit son de clochettes, mais qu’à cela ne tienne, les clochettes se firent aussitôt entendre.
   D’autres instruments doivent peu à peu s’y joindre et d’autres instruments aussitôt s’y joignirent. Je dirigeais maintenant un assez grand orchestre et j’y ajoutais d’autres instruments, à la mesure du besoin que j’en avais pour parfaire ma composition qui surgissait à la commande de mon esprit. Je réclamai un peu plus d’amplitude et la musique s’amplifia, puis un peu plus de passion et elle s’enflamma, ensuite je l’apaisai et commandai aux instruments à vent d’entonner de plus en plus fort, une glorieuse envolée et les instruments à vent se multiplièrent au gré de mon besoin et élevèrent leurs voix jusqu’aux plus hautes sphères musicales. Après, je les fis fondre et disparaître devant la venue d’une flûte langoureuse.
   Je variais sans cesse le genre de la musique et chaque variation naissait au moment souhaité. Usant de mon don jusqu’à l’outrance, je composai pendant longtemps toute sorte de musique que je souhaitais entendre et cette musique était si sublime que j’en fus extrêmement ravi et alors, une pensée m’échappa :
 — Je suis dieu.
Cette allégation m’effraya et j’en sursautai de surprise puis, saisi d’effroi, alarmé par la folie de cette parole, je me levai brusquement et m’empressai de joindre mon salon où le soleil brillait fortement à travers l’une des deux fenêtres qui étaient ouverte.
 Mon salon était beau, avec ses murs ivoirins et ses splendides couleurs. La moitié d’un vaste rideau bleu couvrait une fenêtre et l’autre moitié, ouverte, livrait le passage au soleil qui répandait une tache de lumière éblouissante sur la moquette de l’estrade. Je m’étendis sur le dos, entre les deux fenêtres et les rayons du soleil étaient les mêmes que ceux qui pénétraient dans ce bureau où je me tenais debout, maintenant, indécis, avec un dossier sous le bras et que je m’entretenais à ce sujet avec une assez jeune secrétaire qui était assise à son bureau dans l’ombre d’un rideau fermé et Schackie qui était assise devant le sien, en plein soleil, et celle-ci prit le relais pour me conseiller une marche à suivre. Je devais porter ce dossier à ses supérieurs hiérarchiques qui se trouvaient dans un bureau dont la porte était close, mais à travers de laquelle je pouvais pratiquement les voir.
Je disais à Schackie que je savais à qui je devais le remettre, mais ce qui m’ennuyait, c’était leur comportement car ils se sentaient importants et qu’ils palabraient en gesticulant et en marchant en bras de chemise retroussés et qu’ils feraient de mon apparition une intrusion inopportune et qu’ils condescendraient néanmoins à tolérer généreusement ma présence parce que j’étais porteur d’une information importante qu’ils feraient semblant de minimiser.
   Je me réveillai en sursaut, et jetai un regard à la montre : il était midi et demie. Je me rendis dans la cuisine pour me débarbouiller, puis je sortis de l’appartement en coup de vent pour aller, en autobus et en métro, au bistrot du Marché afin d'y boire un café et retrouver mes amis.


 

 

 
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