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Mes quatre amies


   Depuis que je vivais seul, j’avais pris l’habitude de vadrouiller dans la ville dans le but de retrouver des amis pour passer le temps à fumer avec eux. Mes pas rêveurs me menaient un peu partout et, comme je me rendais dans les endroits qu’ils fréquentaient, je les y retrouvais souvent. J’y faisais en même temps d’autres rencontres fortuites qui devenaient, parfois, autant de nouvelles aventures. En ce temps-là, mon esprit était trop vaporeux et je commençais à ressentir des troubles mentaux sérieux. Mes souvenirs n’en sont plus que confus. Mais j’arrivais toujours de mon lointain Wedding avec des pensées brumeuses que je prenais soin de garder pour moi. J’avais la même appréhension que celle qu’on éprouve sous l’effet du LSD, mais je n’en disais rien, de crainte d’être cru fou.

Buttmannstrasse, où j’habitais, côté droit.

    D’ailleurs, comme lorsqu’on est sur le trip, il ne m’aurait pas été facile d’en parler, d’autant plus que je préférais tout oublier en présence de mes amis afin de passer quelques bons moments, comme je l’espérais toujours, sans penser au passé ni à l’avenir.
   La première de mes quatre amies, après Schackie, fut Jutta N. Je l’avais rencontrée chez l’un de mes amis avec lequel elle vivait en couple et elle tomba tout de suite amoureuse de moi. C’était à une époque où mon monde était encore en ordre, quand j’étais étudiant aux Beaux-arts. En allant au café Markt, je passais souvent devant son petit magasin d’articles de laine qu’elle confectionnait et elle me faisait un signe de la main quand elle me voyait passer. Je m’y arrêtais de plus en plus souvent pour lui dire bonjour et échanger quelques paroles avec elle. Elle m’attirait physiquement parce qu’elle était belle, mais je ne voulais pas nouer de relation intime avec elle. Elle insista pendant assez longtemps sans que je consen-tisse à en faire ma petite amie.
   Mais le temps passait et je commençai à avoir des troubles sournois qui étaient parfois imperceptibles mais ils ne m’échappaient pas. Je vivais encore avec Schackie lorsqu’un soir, elle m’aborda près de la piste de danse du Sounds, une discothèque qui se prétendait être la plus grande d’Europe et que fréquentait assidument la «scene », mot anglais qui dési-gnait le monde berlinois de la drogue. Elle fit sur moi une telle impression avant de repartir, que je m’isolai de mes amis pour réfléchir.


   Puis, un jour, elle vint me voir, après avoir obtenu un rendez-vous de moi, en compagnie d’un ancien petit ami, pour voir quelques-unes de mes oeuvres qu’elle ne connaissait pas encore. Vêtue d’une robe sombre, elle s’était à demi allongée lascivement sur mon estrade, la joue posée sur la paume de sa main. Elle m’observait avec ses grands yeux bleus et son re-gard me troubla plus que je n’aurais cru.
   Plus tard, le glas sonna dans l’âme de Schackie envers laquelle j’avais un grief irré-médiable, lorsque je lui avouai que j’étais tombé amoureux de cette femme. Au fond, je n’y croyais pas vraiment et j’étais désolé de causer du chagrin à Schackie, mais, après cinq années d’amour parfait, elle m’avait soudain causé une souffrance que je pus lui pardonner et je ne l’aimais plus à cause de cela. A partir de ce temps-là et pendant plus de sept ans, j’allais avoir une vie sentimentale des plus désordonnées, entrecoupée de navettes entre mes quatre amies et de rêves et de cauchemars qui me menèrent au bord de la folie. Je fis la connaissance de ma deuxième amie, Inga W., chez Sigurd T. Petite brune aux yeux bleu foncés, parfois mi-clos derrière des verres de lunettes de vue, elle souriait toujours d’un air évasif et étayait ses propos d’un petit rire joyeux. Je n’appris que plus tard qu’elle était héroïnomane, chose pour laquelle, depuis mon unique expérience avec cette drogue, j’éprouvais de l’aversion. Nos rencontres étaient sporadiques, pour ne pas dire rares et elle fut la seule femme avec laquelle je ne vécus pas en couple, malgré qu’elle ait maintenu, de longues années plus tard, qu’elle avait habité avec moi pendant quelques mois à Wedding. Mais dans une lettre qu’elle m’envoya à Oran, dans les années quatre-vingt, elle réitéra cette affirmation. Cela supposerait que j’avais souffert d’amnésie, en ce temps-là, sans m’en rendre compte, car je ne me souviens que de quelques rares soirées que nous avions passées en-semble chez moi. Inga W. réapparaitra de temps en temps dans ma vie, durant les années qui suivirent, période que j’avais peut-être refoulée de ma mémoire jusqu’à en perdre le souvenir.
   Plus tard, je fis la connaissance de Traudel T. par hasard, dans un restaurant japonais du centre-ville, où Manfred L. m’avait demandé de l’accompagner. Nous y rejoignîmes Michel W., un ami français, Jojo J., un hippie martiniquais dont j’allais faire la connaissance en même temps que Traudel T., une belle blonde aux yeux bleus qui l’accompagnait. Ils s’étaient déjà installés sur l’unique estrade de l’établis-sement, à l’arrière du restaurant.


   Michel W. était assis en tailleur et faisait face à Traudel T., laquelle avait le dos appuyé contre le mur et, les jambes étendues sur la moquette de l’estrade, elle soutenait sur sa cuisse la tête de Jojo J. qui s’était allongé à côté d’elle. Après avoir assisté silencieusement à une discussion enflammée entre Manfred W. et Jojo J. qui tourna quelque peu au vinaigre, nous comprîmes, Manfred L. et moi que Jojo J. était un petit ami jaloux et nous ne pûmes réprimer un sourire amusé qui n’échappa nullement à Traudel T. Un succulent repas nous fut servi par une serveuse habillée en Geisha. Enfin nous terminâmes cette soirée dans la gaité et nous nous séparâmes en nous promettant de nous revoir bientôt.
   Quelques jours plus tard, je croisai fortuite-ment Traudel T. dans une rue de Schöneberg, mais je ne l’interpellai pas ni ne l’abordai, n’espérant rien d’elle qui passait sans me voir. Entretemps Jutta N. avait mis au monde deux enfants sans crier gare. Un garçon blond et une fille brune. Surpris et dépassé par ces évènements non désirés, je compris que Jutta N. était la plus rusée et la plus cachotière de toutes mes petites amies qui l’avaient précédée. Si elle souriait à mon étonnement muet, elle était loin de savoir que je ne comprenais rien à ses in-tentions, car si ma nef n’était pas encore désemparée, la tempête qui allait la faire sombrer se profilait déjà à l’horizon.
   Un beau soir, je revis Traudel T. chez Peter S., l’ancien petit ami de Jutta N. que cette dernière voulait s’entretenir au sujet d’une affaire qu’elle disait être importante. Les laissant discuter tranquillement, je restai assis en face de Traudel T. qui me regardait en silence depuis plusieurs minutes déjà. Elle me demanda :
—Ne te souviens-tu pas de moi ?
J’acquiesçai sans dire un mot. Se méprenant sur mon mutisme, elle précisa :
— Nous avons dîné un soir ensemble au Kyoto, en compagnie de Jojo J., Manfred L., et Michel W., ne t’en souviens-tu pas ?
— Si, répondis-je enfin.
Notre conversation fut interrompue par Jutta N. qui avait terminé son entretien avec Peter S. et nous prîmes aussitôt congé de nos amis. Mais, peu de jours plus tard, Traudel T. déboula dans le magasin de Jutta N. où nous habitions en couple et elle demanda à Jutta N. la permission d’utiliser son fer pour repasser du linge qu’elle avait apporté avec elle d’une lingerie publique dans un sac de toile blanche. Elle entra dans l’arrière-boutique où, installé dans un fauteuil, je lisais le journal. Puis elle repassa ses vête-ments en me jetant, de temps à autre, des pe-tits regards à la dérobée. Son travail terminé, elle rangea ses affaires dans le sac et s’en alla en me saluant.
   Deux ou trois jours plus tard, elle revint au magasin avec le même sac à linge et, après avoir échangé quelques mots avec Jutta N., elle entra dans l’arrière-boutique et se planta de-vant la table à repasser. Aux regards furtifs qu’elle me lançait de temps en temps, je ne fus pas dupe de son manège et je restai assis à lire mon journal d’un oeil souriant. Me voyant amusé, elle cessa brusquement de repasser son linge et elle le rangea dans son petit sac blanc. Elle me salua en partant en coup de vent et je l’entendis fournir à Jutta N. un prétexte quelconque avant de quitter le magasin. A vrai dire, je n’éprouvais aucun intérêt pour Traudel T. bien qu’elle fut une femme superbe. Devi-nant qu’elle avait jeté son dévolu sur moi, je la considérai instinctivement avec une certaine méfiance. Je compris alors que Traudel T. avait changé de tactique lorsque Jutta N. vint me dire, deux jours plus tard, que Traudel T., qui venait de se séparer de son mari et qui se trou-vait en instance de divorce d’avec lui, avait em-ménagé dans un nouvel appartement qui se si-tuait dans notre voisinage. Elle avait prié Jutta N. de me demander si je serais disposé à lui en peindre le vestibule contre une rémunération. Je refusai en arguant que mon travail ne me le permettait pas car je projetais d’exposer quelques-unes de mes oeuvres dans une galerie d’Art du quartier, le plus tôt possible.
   En réalité, il me répugnait d’abuser de la confiance qu’avait Jutta N. en moi et, devant la candeur qu’elle affichait en voulant rendre service à Traudel T., je ne voulus pas lui infliger une pareille tromperie, malgré la récente mésentente qui s’était installée entre nous depuis quelques temps déjà. Le surlendemain, Jutta N. qui ne voulait qu’être secourable, revint à la charge en argumentant que Traudel T. était pauvre et qu’elle ne pouvait pas s’adresser à une entreprise de peinture à cause du tarif appliqué qui dépassait ses moyens. Elle me pria de venir en aide à cette amie. Je rusai une nouvelle fois en réclamant un prix fort pour mes services, car, ayant remis mes oeuvres à la galerie d’Art, je ne disposais d’aucun autre prétexte. Jutta N. insista et me faisant baisser le prix que je voulais, elle me demanda de fixer une date pour le début de mes travaux chez Traudel T. En soupirant d’impuissance, je la fixai pour le surlendemain.
   En ce temps-là, je souffrais du comportement de Jutta N. qui était une femme taciturne, morose, têtue et chicaneuse. Ma douleur était visible et elle ne me quittait pas lorsque, pour me changer les idées, j’allais passer toutes mes soirées à fumer et à sortir avec des amis qui ne manquèrent pas de la remarquer, à tel point qu’ils s’en entretinrent avec moi.
   Ma liaison avec Jutta N. se dégradait de jour en jour davantage et ma souffrance augmenta en conséquence. Ceux qui me connaissaient le savaient et compatissaient, jusqu’à Sigurd T. qui me conseilla un jour de la battre. Las de souffrir, j’acceptai la proposition que me fit Traudel T. de vivre en couple avec elle dans son appartement. Nous vécûmes ensemble pen-dant sept mois au bout desquels cette liaison se fissura et devint décevante. Traudel T. re-marqua un jour que j’avais besoin d’être encouragé pour que je devienne productif. Très portée sur le sexe, elle m’assura que si nous faisions ardemment l’amour pendant six mois, je me remettrais à peindre plus facilement. C’est ainsi que je réalisai cinq ou six tableaux pendant notre liaison.


Traudel T.
Portrait d’une nymphomane
 


Autoportrait

   Dieu seul sait comment je me retrouvais parfois chez Jutta N. et passais plusieurs jours d’affilée avec elle. Je l’aimais encore, malgré tout, mais la reprise de notre liaison n’avait rien d’idéal. En règle générale, une dispute éclatait entre nous au bout d’une semaine et je la quittais de nouveau. C’est ainsi que je fis la connaissance de Gisela R., un soir que je m’en fus bouder Jutta N. pour aller dîner tout seul dans un restaurant connu dans la Bleibtreu Strasse. Je m’étais installé seul à une table qui était libre dans une des niches du café-restaurant Nante et je commandai au serveur qui passait à côté de moi un plat de calmars frits, une salade de laitue et une chope de bière blonde.
    Dieu seul sait comment je me retrouvais parfois chez Jutta N. et passais plusieurs jours d’affilée avec elle. Je l’aimais encore, malgré tout, mais la reprise de notre liaison n’avait rien d’idéal. En règle générale, une dispute éclatait entre nous au bout d’une semaine et je la quit-tais de nouveau. C’est ainsi que je fis la connaissance de Gisela R., un soir que je m’en fus bouder Jutta N. pour aller dîner tout seul dans un restaurant connu dans la Bleibtreu Strasse. Je m’étais installé seul à une table qui était libre dans une des niches du café-restaurant Nante et je commandai au serveur qui passait à côté de moi un plat de calmars frits, une salade de laitue et une chope de bière blonde.
   Un coude posé sur la table, je picotais dans mon plat sans grande conviction et, après avoir fini de boire ma chope, je hélai le serveur pour qu’il m’en serve une autre. Le voyant très occupé derrière son comptoir, je me levai et fis trois ou quatre pas vers lui pour réclamer une autre chope. Au bout d’un moment, celle-ci fut vidée et je me levai encore une fois pour en commander une nouvelle. Ce faisant, j’aperçus une silhouette qui en faisait de même, à ma gauche et qui parvint au comptoir en même temps que moi. Je n’y pris pas garde, mais la silhouette se tourna vers moi et me dit :
— Hallo A. ! Comment vas-tu ?
Tournant ma tête vers la gauche, je vis un jeune homme qu’il me sembla ne pas connaître. Voyant mon hésitation, le jeune homme reprit :
— Tu ne me reconnais pas ?
Secouant la tête, je lui répondis :
— J’ai l’impression de te connaître, mais je ne sais plus exactement d’où.
Avec un petit rire gai, il répliqua :
— Je suis H., de l’Ecole des Beaux-arts, nous avons séjourné ensemble à Paris pendant cinq jours, t’en souviens-tu ?
— Ah, oui !, maintenant je m’en souviens. Heureux de te revoir, comment vas-tu ?
— Bien, merci. Je suis content que tu te souviennes de moi.
Le barman déposa nos bières devant nous sur le comptoir. Nous les primes et nous nous tournâmes vers nos tables, tous les deux indécis.
— Es-tu en train de dîner ?, me demanda H.
— Oui, répondis-je, mais j’ai pratiquement terminé mon repas.
— Pourquoi ne viendrais-tu pas t’asseoir à notre table ?, poursuivi-il en ébauchant un geste d’invite vers sa table.
— Avec plaisir, lui répondis-je et je le suivis vers une table qui se trouvait juste derrière celle que j’occupais précédemment.
Il s’assit sans cérémonie près d’une jeune dame qu’il me présenta comme étant son épouse. Je m’assis près de lui, en face de deux autres jeunes dames que je ne connaissais pas. Il me les présenta aussi. Celle qui se trouvait sur la gauche se nommait G.R., une rousse aux cheveux raides coupés à la Jeanne d’Arc et celle de droite, dont je ne me souviens plus du nom, était une brunette. Elles me regardèrent toutes les deux en observant une réserve silencieuse tandis que H. et moi, nous entamâmes une conversation.
La nouvelle chope m’enivra plus que de mesure et je laissai à H., bon orateur, le soin d’entretenir une conversation intéressante. J’entrepris alors un flirt sans vergogne avec Gisela R. que mon assiduité troubla fortement. Je ne pus m’empêcher de sourire insolemment en voyant son trouble se transformer en désarroi. Puis H. m’annonça qu’ils préféraient tous aller dîner dans un restaurant français qui se trouvait juste de l’autre côté de la rue et il m’invita à les y accompagner. Nous y allâmes donc tous ensemble et Gisela R. et moi, nous nous arrangeâmes pour rester tout le temps ensemble et pour nous asseoir côte à côte au coin d’une grande table du restaurant français. Quelques autres personnes que H. connaissait y étaient déjà attablées. Nous commandâmes une sorte de ragoût de boeuf et nous arrosâmes ce mets savoureux avec une bouteille de vin rouge.
   La soirée fut agréable et H. pérora savamment devant les hôtes qui semblaient apprécier son discours. Ayant hâte d’en venir au fait, j’embrassai Gisela R. sur la bouche, mais la salle toute entière sembla être frustrée par mon comportement. Voyant cela, je m’inclinai légèrement vers les hôtes, avec un charme que je ne me soupçonnais même pas et leur présentai ainsi mes excuses. Tout rentra rapide-ment dans l’ordre et H., qui était intarissable, nous retint encore à table pendant un bon moment avec ce qui semblai être un enseignement, puis nous quittèrent les lieux tous en-semble. A peine avions mis le pied dehors que le froid amplifia mon ivresse, au point que je me retins à Gisela R. pour ne pas tituber. Je louchais un peu en écoutant H. terminer ce qu’il avait à dire, puis après de touchants adieux, tout le groupe s’égaya dans des directions diffé-rentes. La tête me tournait et je restai debout pendant un moment, en projetant de rentrer en taxi chez Jutta N. Mais Gisela R. qui se tenait encore près de moi, me prit par le bras et me dit, d’une voix joyeuse :
— Viens !
Ne comprenant pas où elle voulait en venir, je la laissai me conduire en chancelant vers une petite voiture jaune près de laquelle elle me laissa tenir debout tout seul, tout en me surveillant du coin de l’oeil. En ayant fait le tour de la voiture, elle s’installa au volant et elle se pencha pour ouvrir la portière de droite. Comme je ne semblais pas comprendre ce qu’elle voulait, elle sortit sa tête par la fenêtre et me lança :
— Et bien, monte, voyons !
J’avais appuyé ma main sur le toit de la voiture pour m’empêcher de tomber et je fus ravi de l’entendre me proposer de me conduire chez moi. C’était gentil de sa part. Je m’engouffrai dans la petite voiture providentielle et je parvins, non sans peine, à boucler la ceinture de sécurité. Gisela R. farfouillait avec les clés de sa voiture en me jetant quelques regards furtifs. Puis elle démarra en trombe et se dirigea vers le centre proche de la ville. Je soulevai mon index et j’ouvris la bouche pour lui indiquer mon adresse, mais elle me larda d’un regard que je ne compris pas et je refermai ma bouche. C’est vrai quoi, elle devait savoir où j’habitais. Elle fonça à vive allure dans la Lewishamstrasse et se dirigea vers l’Olivaer Platz qu’elle traversa prudemment. J’étais rassuré, elle savait où j’habitais. Mais lorsqu’elle arriva dans ma rue, la Ludwig-Kirch-Strasse, elle tourna à droite au lieu de virer à gauche. Je levai de nouveau mon index et voulus ouvrir ma bouche pour lui dire que j’habitais dans le sens opposé mais elle me lança un regard si déroutant que je refermai ma bouche.
   Enfin, au bout d’une cinquantaine de mètres, elle gara la voiture et elle en descendit. Quand elle vit que j’étais resté assis sur mon siège sans rien comprendre elle vint à moi et, se penchant à ma fenêtre, elle me dit en souriant :
— Descend, nous sommes arrivés.
Je descendis donc de la voiture et je songeai à prendre congé d’elle, croyant, dans mon ivresse, que je devais la quitter. Elle fit un geste pour m’indiquer un immeuble proche et elle me dit en souriant et avec une certaine pu-deur désarmante :
— C’est la maison où j’habite.
Surpris, je me bornai à dire :
— Ah ! Euh, elle n’est pas mal comme maison.
Me voyant patauger, elle me devança et me lança :
— Allons, viens !


   En tout et pour tout, ma liaison avec Gisela R. fut palpitante et orageuse à la fois pendant sept mois durant lesquels mon mal mystérieux s’accentua et commença à me faire souffrir de plus en plus sérieusement. Cela m’a coûté beaucoup d’années pour réussir à oublier la souffrance que j’ai endurée à Berlin. Aujourd’hui, je peux encore en dire que beaucoup de choses différentes me tourmentaient, comme le fait de réaliser que j’étais âgé de quarante ans et que la perspective de vieillir à Berlin ne m’enchantait guère, que je m’observais moi-même sans cesse comme si je ne pouvais plus faire autrement et que je ne cessai pas de me voir en tous temps et en toutes cir-constances. Pire, je percevais toujours la fonction de mes yeux et je reconnaissais les changements qui s’opéraient en eux et dans mon cerveau qui s’en ressentait différemment, en conséquence de telle ou de telle autre impression visuelle.
   Après avoir atteint cette maturité du savoir-faire artistique qui consiste à peindre tout simplement et rapidement ce que je voyais, lors-que je vivais avec Jutta N., je me remis à peindre les choses avec beaucoup plus de précision et d’amour pour le rendu artistique vrai et le détail. En même temps, il m’arrivait de divaguer et mes pensées étaient accaparées par des thèmes différents. Je songeais souvent à ces choses que j’avais apprises dans un passé récent et je réfléchissais aussi au sujet du Bouddhisme-zen avec ce qu’il était supposé de véhiculer de science occulte. Je m’égarais consciemment dans le dédale de toutes ces histoires ésotériques qui étaient répandues en ces temps-là. En même temps, il me semblait ne rien comprendre, mais je croyais qu’il existait quelque chose que je devais découvrir, quelque chose dont je ne savais absolument rien. Je supposais que cette chose apporterait la réponse à toutes mes questions, une sorte de révélation salvatrice qui me prodiguerait du bonheur de surcroît.
   Il fut un temps durant lequel j’envisageais de me rendre en Inde afin d’y mener, après avoir détruit mes pièces d’identité, une existence d’autochtone. Je projetais aussi d’aller dans cette sorte de temple de la méditation de Sri Aurobindo, Auroville, afin d’y trouver dans le calme la paix pour mon âme que je désirais tant. Mais, parfois, entre un plaisir bucolique avec Gisela R. ou une virée dans la ville avec mes amis, je devenais un peu semblable à l’enfant qui se promène en inspectant d’une main curieuse les pétales d’une fleur qu’il tiendrait près de ses yeux émerveillés, lorsque les impressions bizarres et les hallucinations inopi-nées m’en laissaient le temps. Cet état ne manquait pas de mettre mes nerfs à rude épreuve et une crainte, qui était née de l’incertitude, vint l’aggraver, au point que, parfois, je n’étais plus que la victime consciente de ces évène-ments mystérieux qui se passaient en moi et qui me menèrent fatalement à un trouble du comportement.
   C’était comme si je n’avais jamais su ce que sont l’éducation ni les convenances, ni la politesse ni toutes les règles du savoir-vivre que l’on doit respecter afin de pouvoir vivre décemment en paix avec ses semblables. Je ne croyais plus en l’amour, non-pas parce que j’en eus désespéré, mais parce qu’il me semblait qu’il n’existait pas et j’entretenais des relations avec mes quatre amies qui se limitaient à reposer sur un érotisme incontournable et une vie faites de sorties nocturnes dans la ville et d’acquisition des choses qui sont nécessaires au corps et à l’âme.
   La vie continua ainsi pendant quelques mois, mais, un jour, à la suite d’une querelle avec Jutta N., je décidai de changer de domicile en sous-louant une chambre meublée chez un homme qui était divorcé et qui vivait avec son jeune fils. Une fois aménagé, j’encadrai plusieurs de mes tableaux et estampes que je destinais à exposer, en jumelage avec un autre artiste peintre, au Centre culturel français de Berlin qui m’y avait invité. Pour la nuit de la Saint-Sylvestre, Gisela R. me conduisit à une fête que célébraient ses collègues dans une grande cave, à l’autre bout de la ville.
   Nous bûmes et nous dansâmes jusqu’à une heure du matin, puis, elle me reconduisit à ma chambre meublée. A deux heures du matin, je pénétrai dans le salon que j’avais sous-loué et, après avoir placé une bougie dans le goulot d’une bouteille vide, je m’allongeai tout habillé sur le canapé. Ayant gardé une bonne impression de la fête, je rêvassais en fumant une cigarette. J’entendis la porte d’entrée de l’appartement s’ouvrir et, l’instant d’après, la porte du salon où je me reposais, fut ouverte avec fracas par mon logeur qui y entra en regardant le lustre, puis vociféra :
— Eteignez ce lustre immédiatement !
— Mais il est éteint, répondis-je calmement, voyez là, j’ai allumé une bougie.
Levant les poings, il hurla comme un forcené et sortit précipitamment du salon.
   Cet idiot-là m’avait déjà invité, un jour, à avoir un entretien avec lui dans sa chambre privée. Lorsque je m’assis en face de lui à une table basse, je vis qu’il avait disposé une bouteille de bière devant chacun de nous mais aussi, devant lui, un couteau de poche fermé. Le sourcil froncé, je l’observai en silence, puis, d’un mouvement du menton, je lui indiquai le couteau pour savoir la raison de sa présence à notre entretien. Cet imbécile me répondit seulement avec un sourire fat et il semblait être fier de lui. Je me redressai, prêt à le terrasser rapidement s’il devait avoir l’intention de m’agresser. Avec colère, je lui demandai ce qu’il voulait de moi. Il se montra soudain humble et, après avoir reconnu l’absurdité de sa mise en scène, il m’expliqua plus modestement qu’il sollicitait mon avis au sujet d’une dame dont il avait récemment fait la connaissance. Il m’apprit qu’il voulait l’inviter à venir chez lui afin que je puisse la voir et lui dire, après, l’impression qu’elle produirait sur moi. Il semblait vouloir dire que, d’après mon jugement, il déciderait alors d’envisager une relation avec elle qui aboutirait à une union durable avec elle. Rassuré, je vidai la bouteille de bière qu’il m’offrait et lui recommandai de me prévenir de sa visite à un moment importun.
   Voilà que maintenant, il s’était rué hors du salon en vitupérant et en maugréant, entre ses dents serrées, des imprécations que je ne pus comprendre. Je craignis alors qu’il ne courut chercher son couteau et je bondis hors du canapé en saisissant la bouteille par son col et en me précipitant à sa suite. Je le rattrapai devant la porte de sa chambre. Il se rua sur moi en me lançant un coup de poing. Evitant ce coup, je passai ma jambe derrière sa cuisse droite et le frappai en même temps de la paume de la main sous son menton. Projeté en arrière, il bascula violemment par-dessus ma jambe et tomba à la renverse, les jambes en l’air. Craignant qu’il ne se brise la nuque en heurtant le sol de sa tête, je réussis à le saisir par revers de sa veste, mais sa tête heurta tout de même le carrelage. Il resta étendu et ne bougea plus.
   Son fils qui était accouru au bruit de la dispute et il attendit avec moi que son père se réveille, mais le temps passa sans qu’il ne donne signe de vie. L’enfant éclata alors en sanglots et gémit :
— Père ! Père...
Atterré, je priai Dieu que cet idiot ne soit pas mort et, rongé par l’incertitude, je saisis le téléphone et appelai Police-secours.
Hébétés et impuissants, l’enfant et moi, nous observâmes son père inconscient avec inquiétude, mais des coups de poings redoublés sur la porte d’entrée nous arracha de notre stupeur. La Police était déjà là et nous posa des questions auxquelles nous répondîmes tous deux. L’un de deux policiers se dirigea vers le « mort » et lui donna un coup de pied sur la jambe. L’autre se réveilla en sursaut, car il était passé, sans transition, du stade d’assommé à celui d’ivrogne endormi.
— Si tu ne te tiens pas tranquille, on t’emmènera cuver ton vin dans une cellule, le prévint celui qui lui avait donné un coup de pied.
L’idiot se releva et réclama aussitôt mon expulsion immédiate hors de son appartement, en prétendant que je représentais une menace pour lui. Les policiers obtinrent de lui que je reste jusqu’à la fin de la semaine que j’avais déjà payée à l’avance.
   Dès le lendemain, je me mis en quête d’un nouvel appartement. Gisela R. transporta tous mes tableaux dans sa voiture à la galerie d’Art française et, quelques jours plus tard, elle assista aussi au vernissage. Elle me proposa d’al-ler habiter chez l’une de ses amies qui était, elle aussi, une artiste peintre.
   C’est ainsi que je fis la connaissance de Margret K. Elle m’accueillit gentiment et, comme elle passait un stage d’enseignement de l’Art, elle m’installa dans la plus grande chambre de son appartement pour qu’elle me serve d’ate-lier et refusa de toucher le loyer que je lui proposais. Mais je ne savais pas, à cette époque-là, que c’est dans cet appartement que j’allais vivre, plus tard, le plus horrible cauchemar de ma vie.

 







 
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