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20: En un battement de cœur |
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Quelques temps après, je me rendis à G., en Allemagne de l’Ouest, en fourgon aménagé avec Dieter T. et Manfred L. qui allaient passer à Fribourg. Je voulais profiter de l’occasion pour faire une visite à mon frère et sa petite amie. Ils vivaient chez leur belle-sœur dans une grande maison.
Manfred L. resta avec moi chez eux, cette nuit-là et Dieter L. partit tout seul pour Fribourg. Nous fûmes bien reçus et, la nuit venue, nous fûmes logés, chacun de nous deux, dans une mansarde pour y dormir. Les deux chambrettes étaient voisines sous le grenier et le vent se mit à souffler fort lorsque nous allâmes, Manfred L. et moi dans sa mansarde pour y fumer un dernier joint. Nous étions euphoriques et jouions de la flûte pendant un moment déjà, lorsque soudain, je sentis une étrange émotion m’envahir l’âme. D’une part, je ne voulais pas abuser de l’hospitalité de nos hôtes en faisant du bruit à cette heure tardive de la nuit alors qu’ils s’apprêtaient à dormir et, d’autre part, je ne compris pas pourquoi j’éprouvai soudain une émotion qui me fit monter les larmes aux yeux. Je décidai alors de regagner ma mansarde. Dans le couloir, je me rassérénai et je rejoignis dans la chambrette où j’allais dormir. Un réverbère se trouvait tout près de la fenêtre et éclairait suffisamment la petite pièce. Je n’allumai pas la lumière. La moitié du plafond était inclinée et un large et confortable matelas drapé était posé sur la moquette. Le vent se mit à souffler plus fort et les branches d’un arbre proche fouettaient les vitres par instants.
Je m’assis d’abord sur le bord du matelas en écoutant le vent se déchaîner de plus belle au dehors. La maison laissait entendre de craquements comme si ses poutres et le parquet du grenier gémissaient. Je me sentais bien. Je m’étendis sur le dos, non pas pour dormir, mais pour être plus à l’aise. Après avoir rêvassé un moment, j’ai dû fermer les yeux et m’assoupir sans m’en rendre compte.
Ensuite, j’entendis un sourd et long grondement retentir dans l’espace et je crus à un roulement de tonnerre. Mais ce bruit sourd dura trop longtemps, jusqu’au moment je compris qu’il provenait de mon cœur. Je craignis que ce fût mon dernier et je pensai :
— Lorsque ce dernier battement cessera, je serai mort.
A cet instant même, un sifflement strident retentit dans ma tête et Dieu me parla aussitôt. Il me posa, avec une incroyable rapidité, des questions successives sur ma vie et je répondais immédiatement à chacune d‘elles avec la même célérité, comme s’il n’existait aucun intervalle entre Ses questions et mes réponses. Je pus pourtant réaliser et considérer la foison des paroles que nous échangions et que nous disions en un temps qui était d’ »une durée infiniment courte, comme si notre entretien n’avait duré, en fin de compte, que le temps d’un clin d’œil.
Mon esprit était tranquille, mais, en dehors d’une très forte émotion et un grand étonnement, je n’éprouvais aucune crainte. Notre dialogue achevé, je me tournai sur le côté pour m’endormir paisiblement. Mais la voix claire et forte de Dieu se fit entendre :
— Fais comme eux, sinon ils te tueront.
A ce moment-là, je savais à qui Il faisait allusion, mais je répondis :
— Non.
Il reprit calmement :
— Fais comme eux, sinon, ils te tueront.
Je répondis une nouvelle fois :
— Non.
Il répéta pour la dernière fois :
— Fais comme eux, sinon ils te tueront.
Je m’obstinai à répondre :
— Non.
— Alors, meurs !, dit-Il et je sentis une poigne invisible saisir mon âme à l’intérieur de mon être et la tirer avec tant de force que je craignis que ma tête ne s’ouvrit s’ouvrir en éclatant pour laisser mon âme sortir douloureusement.
Alors, je criai :
— Oui ! Je ferai comme eux !
Je fus relâché, mon âme s’apaisa et mon corps se détendit.
Peu après, je perçus le bruit du vent qui soufflait en tempête maintenant, celui de la maison qui semblait gémir sous sa poussée et les branches de l’arbre, frapper les vitres de la fenêtre. Le parquet du grenier grinçait comme si quelqu’un le foulait de ses pieds. Puis, ce que je crus être un bruit de pas désordonnés parmi les bruits de la tempête me fit penser à la présence d’un certain Joseph, ami de mon frère, étudiant barbu et corpulent. Joseph lui avait confié qu’il entendait Jésus lui parler par le biais de l’installation électrique de son appartement. J’avais recommandé à mon frère de ne pas le croire, parce qu’il était fou. Croyant que mon frère avait répété mon jugement à Joseph, je fus persuadé que ce dernier s’était introduit dans la maison avec l’intention de me tuer.
Je courus jusqu’à la porte de la mansarde et la verrouillai d’un double tour de clé. Le vent soufflait avec plus de rage et plus le fracas des bruits de la maison s’intensifiait, plus ma peur grandissait. Je tournais comme un fou dans cette pièce exigüe dans l’attente d’une agression physique pendant un long moment.
Par bonheur, le souffle du vent s’apaisa et une lueur blafarde qui entrait par la fenêtre annonça une aube naissante. Quelque peu rassuré, j’approchai de la fenêtre pour voir le jour se lever. J’éprouvais le sentiment d’avoir perdu quelque chose que je ne pouvais pas définir mais je croyais que je commencerai bientôt à la découvrir. C'était bien cela, car, en regardant la fenêtre grande ouverte de l’étage de la maison d‘en face, je vis un jeune homme en robe de chambre s’approcher calmement de cette fenêtre pour y respirer l’air frais du matin et je compris que j’avais perdu ma tranquillité d’esprit. J’étais inquiet, je ne savais pas pourquoi et j’appréhendais déjà l’avenir imminent. C’était comme si je savais quelque chose et que je ne savais rien du tout en même temps. Je ne savais pas alors que j’allais bientôt courir amok, que j’étais devenu fou. Quand on est dans cet état, on est pris d’une terrible appréhension, on craint et on se méfie de tout et de tous, on croit être menacé par quelqu’un qui vous en veut à mort, on ne sait pas qui, on se tient sur ses gardes. L’univers change, il prend une apparence étrangère et provoque un sentiment de douleur intense. L’inquiétude grandit, la nervosité s’amplifie, on devient agité, on ne tient plus en place, on voudrait fuir, on voudrait rester, on est pris d’une rage folle et on perd le sens de la réalité.
(Amok est dérivé de l’Arabe Hamek, Hamok ou encore Hamac, mots qui signifient Être Fou ou être Devenu Fou).
Je ne savais pas exactement ce que j’appréhendais et la compagnie de mon entourage était éprouvante, car j’étais traumatisé et fortement impressionné par ce qui m’était arrivé pendant la nuit précédente.
Dieter T. était revenu dans son fourgon et, après avoir pris un petit-déjeuner surréaliste, nous embarquâmes pour effectuer le chemin de retour vers Berlin. J’étais très perturbé, le fourgon longea l’orée d’une forêt dont les branches des arbres touffus laissaient filtrer des rayons du soleil et, ce spectacle qui me plaisait d’habitude, exerça sur moi une impression insupportable. Mon inquiétude grandit davantage, je devins très nerveux et Dieter T. qui le remarqua, se mit à rire bruyamment et glissa une cassette de musique dans l’appareil de bord. Comme il n’était pas particulièrement intelligent, il s ‘était mépris sur mon comportement en croyant je faisais un mauvais trip. Pour m’éprouver, il augmenta le son de la musique jusqu’à un niveau insupportable. Le chanteur hurlait d’une voix stridente :
— Millie sees the cops...
— and Millie droped everything she got...
Cela me rappela cette fille qui avait avalé un grand morceau de haschich à la vue de deux gendarmes qui s’approchaient d’elle à Formentera, l’été dernier. Alors je hurlai pour me faire entendre pour que Dieter T. m’entende :
— Baisse le son !
Il rit en se secouant comme un idiot et je hurlai encore plus fort :
— Je t’ai dit de baisser le son !
Il rit en se secouant de plus belle sans vouloir réduire la tonalité de la musique.
— Bon !, criai-je rageusement, quand on arrivera à Hanovre, tu me déposeras devant la gare ferroviaire.
— Pourquoi ?, s’enquit Manfred depuis l’arrière du fourgon.
— Parce que je veux continuer le chemin en train, répondis-je.
— Mais...pourquoi ?
— Parce que j’ai hâte d’arriver à Berlin.
Il hocha la tête dubitativement :
— Tu devrais patienter un peu, jugea-t-il avec raison peut-être.
En arrivant à Hanovre, devant la petite gare que je connaissais bien, je m’engageai aussitôt dans le petit tunnel qui menait jusqu’aux marches d’un escalier qui montait vers les quais. Je me rendis à un guichet pour m’enquérir de l’horaire du train pour Berlin. On me dit qu’il y avait une correspondance à suivre, il fallait emprunter un Omnibus qui me conduirait jusqu’au train, dans une autre gare. On me remit un billet. Je ne reconnus plus cette gare que j’avais souvent empruntée pour traverser le territoire de l’Allemagne de l’Est jusqu’à Berlin. Elle me semblait être plus petite et elle ne possédait que deux quais. Entre les deux s’élevait une horloge publique qui affichait douze heures exactement. Elle était de couleur noire, avait un cadran blanc et une trotteuse rouge, comme toutes les horloges du pays.
Au-delà, le quai extérieur était bordé d’un terrain vague sur lequel poussait une végétation sauvage et à moitié fanée. Le quai n’était pas long et se terminait dans un paysage sinistre, qui semblait être abandonné, comme si jamais aucun train ne s’y arrêtait. Je fis promptement demi-tour pour chasser cette mauvaise impression de mon esprit et me dirigeai, d’un pas rapide, vers un établissement que j’avais aperçu en passant devant lui. A droite de ce bistrot, deux terrassiers creusaient une fosse. Je tombai en arrêt devant eux et observai l’excavation qui ressemblait fort à une tombe.
A ma vue, ils se figèrent tous les deux en cessant de manier leurs pelles, l’air méfiant et comme s’ils étaient prêts à toute éventualité. Je pus voir qu’ils creusaient là pour découvrir de sous la terre une canalisation d’eau qu’ils voulaient sans doute réparer. Je les quittai d’un pas vif et m’engouffrai dans le petit café. M’asseyant à la première table venue, je commandai une bière au tenancier. Il se mit en devoir de la préparer, sans rien dire, mais comme le temps me parut long, je me levai aussitôt en disant que j’allais revenir et je quittai l’endroit. Je repassai devant les deux fossoyeurs qui se figèrent de nouveau à mon passage, l’air plus méfiant que jamais.
Je m’éloignai d’eux rapidement et levai mes yeux vers l’horloge. Elle indiquait toujours douze heures précises. Elle semblait ne pas fonctionner, sans plus et, lui tournant le dos, je m’engageai sur le second quai qui était aussi désolant à voir que le premier. J’en fus presque déprimé. Puis je m’en éloignai et je repassai devant les deux ouvriers qui se raidirent instantanément, dès qu’ils me virent. Leurs yeux agrandis exprimaient la peur et l’un d’eux regarda sa pelle d’un air résolu et l’œil menaçant. Cela me fit trébucher quand je fus à leur hauteur et je pénétrai en trombe dans le café. Un demi de bière était placé sur la table que j’avais choisie. Je m’assis promptement et en bus une gorgée, puis, aiguillonné par l’impatience, je me relevai aussitôt après et me précipitai au dehors. Je passai rapidement devant les deux creuseurs qui devinrent rigides de terreur et qui tinrent soudain leurs pelles plus fermement. Rapidement, je me dirigeai vers l’un des deux quais en levant mon regard vers l’horloge. Elle montrait immuablement les douze heures et il m’apparut clairement qu’elle ne devait pas fonctionner. Ensuite, après avoir jeté un regard sur le second quai, je retournai au café en repassant devant les terrassiers qui surveillaient chacun de mes mouvements avec une grande attention. Je m’attablai de nouveau et bus une seconde gorgée de bière et, l’instant d’après, je posai une pièce de monnaie sur la table, dis au revoir à la cantonade et m’en allai avec l’intuition que c’était l’heure du train que je devais prendre. Repassant devant les deux fossoyeurs que j’ignorai superbement, je me dirigeai promptement vers le second quai. Je perçus involontairement l’horloge quand je passai devant elle et, sursautant de stupeur, je poussai un cri d’horreur bouleversant. Elle montrait douze heures et une minute Elle avait bougé ! Elle fonctionnait ! Elle avait avancé son aiguille pendant que je me hâtais çà et là, ne sachant pas trop pourquoi. Les ouvriers m’observaient attentivement, leurs pelles fichées dans le sol, mais ils n’avaient plus peur. Ils semblèrent se tenir sur leur garde avec une grande résolution.
Effrayé, je me rendis vite jusqu’au bout du quai, mais à présent, il était macabre, il me parut mort, délaissé, fantomatique.
Je revins sur mes pas et, lorsque je dirigeai un regard furieux vers l’horloge, je vis aussi un petit omnibus de couleur beige à toits de wagonnets rouge foncé s’approchait lentement. Lorsqu’il s’arrêta, j’y grimpai et m’installai près d’une fenêtre du milieu de wagon, entouré d’une foule compacte de calmes voyageurs. Un receveur apparut en claquant sa pincette et il réclama monotonement :
— Vos billets, s’il vous plaît.
Lorsque je lui tendis le mien, il maintint sa pincette en l’air et le tourna et le retourna dans sa main, inclina la tête sur le côté pour déchiffrer ce qui était écrit dessus, puis il m’annonça paisiblement :
— Vous allez dans la mauvaise direction.
— Voulez-vous dire que je suis dans le mauvais train ?, le questionnai-je.
— Oui. Vous devez descendre à la prochaine station et monter dans l’omnibus qui va en sens inverse.
Quelques heures plus tard, je me sentis affreusement seul dans le train désert qui me ramenait vers Berlin. C’est avec attendrissement que je revis la gare du Jardin zoologique et le centre de la ville qui grouillaient de monde à pareille heure de la nuit. En reprenant mes habitudes berlinoises, je ne savais plus qui étaient ces gens pour lesquels je devais conformer mon comportement. Ainsi donc, plus tard, j’expérimentai cette adaptation obligatoire avec des sujets divers, pris au hasard et que je changeai aussitôt qu’ils ne me parurent plus être les gens concernés.
Par bonheur, je fréquentais les mêmes personnes que j’avais toujours fréquentées dans le monde de la drogue. C’étaient eux qui étaient concernés. Je me souvins, que la nuit durant laquelle je faisais de la musique avec Manfred L. dans une mansarde, après avoir fumé du haschich, mon comportement avait changé radicalement. Je m’étais éloigné en pleurant, et durant cette nuit, je devins fou temporairement. Je courus amok ? Dès cet instant, j’étais devenu un homme mortellement dangereux et les drogués qui le reconnaissent, surtout dans les pays où le haschich est cultivé, assassinent immédiatement le fou avant qu’il ne les assassine lui-même.
Note :
Voilà ce que dit Wikipédia à ce sujet:
L'amok est le fait d'une personne agissant seule. C'est un accès subit de violence meurtrière qui prend fin par la mise à mort de l'individu après que ce dernier a lui-même atteint un nombre plus ou moins important de personnes. Cette forme de l'amok observée par des voyageurs et des ethnologues notamment en Malaisie (d'où le mot vient), Inde, Philippines, Polynésie, Terre de Feu, Caraïbes, Région arctique ou Sibérie est un comportement majoritairement masculin1. Si les causes du déclenchement sont socialement déterminées et de l'ordre de frustrations importantes (humiliations, échecs en public) induisant un désir de vengeance, le mécanisme est celui de la décompensation brutale. Parfois simplement qualifiée de « folie meurtrière2 », la course d'amok est assimilée à une forme de suicide. Bien qu'elle soit ordinairement perpétrée à l'arme blanche dans les sociétés traditionnelles, on peut en trouver un équivalent dans le monde contemporain avec certaines des tueries de masse
par arme à feu perpétrées par un individu seul, s'achevant par sa capture ou sa mort concrète parfois même auto-administrée, ou bien par sa mort sociale volontaire quand l'auteur de la tuerie se rend à la justice pour y être condamné, ce qui, dans certains cas, le conduit à l'exécution. Le schéma central est alors similaire : forme de suicide accompagnée d'une libération des pulsions homicides.
(Fin de citation).
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