h LSDreams - Itinéraire

   
  LSDreams
  Itinéraire
 
 
  Itinéraire
 préalable qui me conduisit aux drogues
hallucinogènes et qui représente ici une brève
autobiographie pour compléter LSDreams.

 
A la vie, à la mort.


  1
A la vie.

   Avant même que je ne vienne au monde, durant la nuit du 04
au 05 décembre 1940, déjà la vie ne voulut pas de moi et fit tout son possible pour me renvoyer là d’où je semblais vouloir venir.
   C’était à Kénitra, (Petit-pont en Français), une petite ville côtière du Maroc, que l’aviation de guerre américaine mitrailla pendant toute la nuit, pour en chasser les Allemands qui, par mal-
heur, avaient cru bon de devoir l'investir. 
 Tous les habitants avaient pris la fuite en pleine nuit pour aller s’abriter dans une forêt proche, sauf ma famille qui assistait ma mère lors de ses douleurs ultimes.  
Ce n’est qu’à six heures du matin, lorsque que l’aviation belliqueuse se retira en nous croyant tous morts, que je me décidai à mettre le nez hors de ma mère pour pousser mon premier hurlement de dépit d’être en ce bas-monde qui s’avéra aussitôt être hostile à ma présence.

 

Carte du Maroc: 1= Kénitra  

 

2
A la mort.

    J’étais âgé d’environ trois ans lorsque nous habitions à Marrakech dans une grande maison de maître, mes parents, mes trois frères, mes deux sœurs, une gouvernante, une ou deux femmes de ménage d’origine kabyle, un prisonnier sur parole qui nous servait de commis, une chienne de berger allemand et moi, lorsque la vie essaya une nouvelle fois de se débarrasser de moi à l’aide de la malaria. Selon les dires plus ou moins fiables de l’un  de mes frères, la température de ma fièvre 
dépassa les 41° Celsius, après laquelle on passe obligatoire-ment de vie à trépas.
   Le médecin que mon père fit venir à mon chevet et à celui de mon frère aîné, malade lui aussi, mais d’insolation aigüe, déclara après son diagnostic, que je « ne passerais pas la nuit », mais que mon frère survivrait. On me laissa donc seul avec mon coma dans une chambre du premier étage et on accourut au chevet de mon frère qui délirait au rez-de-chaussée. Alarmé, il disait qu’il voyait des avions en flammes dans un ciel brûlant et du feu partout. C’était dû à sa fièvre qui était aussi forte que la mienne et peut-être aussi au souvenir des avions américains qui nous mitraillaient à Kénitra, la nuit de ma naissance.
Hélas, il trépassa en ce jour-même et je lui survécus.   
Parfois, le prisonnier sur parole m’emmenait avec lui lorsqu’il faisait des commissions pour mon père. 
   Au cours de l’une de ces promenades, nous croisâmes un jour, lui et moi, un troupeau de vaches qui venaient à contresens dans une étroite ruelle. Saisi de frayeur, je secouai sa main qui tenait  la mienne en l’appelant à mon secours. Il me demanda pourquoi j’avais peur et je lui répondis que je craignais que les vaches me mordent.
-- Elles ne mordent pas, dit-il en riant.
   Puis il me prit sur son bras et me hissa jusqu’à son épaule, mon visage près du sien. C’est de cette perspective-là que « mon alter ego » m’observa dans le récit du même nom que j’ai mentionné dans LSDreams, comme si je le portais sur mon bras. 

Vue de Marrakech. (Sur la carte du Maroc= 2).


 

 3
A la vie 
 

   J’étais âgé de quatre à cinq ans, à Rabat, où nous habitions alors une petite villa de fonction avec jardin, dans un quartier résidentiel de la ville. Autant qu’il m’en souvienne, mes parents ne me  laissaient jamais aller seul dans ce jardin de peur que les scorpions noirs qui s’y dissimulaient ne me piquent.  
Un jour, je m’y rendis sans la compagnie habituelle de l’un ou de l’autre des membres de ma famille, mais le soleil ardent de ce matin-là m’éblouit si fort que je reculai dans l’ombre de la ported’entrée de la maison en plissant les yeux. Après m’être accoutumé à cette vive lumière,  je protégeai mes yeux plissés d’une main posée en visière sur mon front et m’efforçai de dis-
tinguer les aspects du jardin.
   En face de moi, au bout d’une courte allée qui traversait ce jardin dans sa largeur, il y avait la porte d’entrée qui était pratiquée dans un bas mur d’enceinte, recouvert de chèvrefeuilles d’une part et de roses blanches d'autre part, qui étaient si fragiles que le moindre souffle de vent effeuillait.
   A droite de la porte, il y avait un ricinier et un néflier et, à leur droite, il y avait un espace nu de quelques mètres carrés de surface qui était réservé aux immolations de petit bétail et de volailles que nous consommions assez souvent.
Encore à la droite de cet espace, il y avait un arbrisseau dont l’écorce fine et luisante était brune et verte ; devant lui se tenait une petite chose qui semblait avoir été plantée là récemment.
Clignant des yeux, j’essayai de reconnaître ce que cela pouvait bien être. Il me sembla voir un éclat de roseau au sommet duquel était accroché un petit bout d’étoffe ou une plume. Je crus  à une farce qu’avait concoctée mon frère L., fidèlement
à son habitude, pour nous mystifier.
   Mais, après m’être accoutumé à la vive lumière du jour, je m’approchai de cette chose pour mieux la reconnaître. Ce n’était pas un roseau surmonté d’une plume ou d’un morceau d’étoffe vaporeuse comme je l’avais cru l’instant d’avant, mais une fine tige qui était d’un vert foncé. Elle ne semblait pas avoir été plantée récemment, parce que la terre dont elle sortait n’était pas remuée, mais lisse et bien ferme. Je remarquai aussi que l’orifice dont elle sortait ne l’enserrait pas mais laissait un mince espace vide autour d’elle. Plus haut, elle avait quelques tigelles qui était superposées les unes au-dessus des autres et qui tenaient chacune une excroissance plate, ovale et pointue, mais verte comme la tige. Ne sachant de quoi elles étaient faites, je les palpai délicatement du bout des doigts sans comprendre. Au sommet de la tige, il y avait un petit amas de petites feuilles de couleur rouge pâle qui étaient assemblées en bon ordre autour d’un centre évidé. Je les palpai aussi pour savoir si elles étaient faites de tissu, mais je compris qu’elles étaient d’une  matière que je ne connaissais pas.
Dubitatif, je parvins à la conclusion que  mon frère L. était incapable de produire une telle chose. Tournant ma tête vers la maison, je pensais alors à mes braves parents, mais je savais que eux non-plus, n’avaient jamais rien fait de pareil.
Mais, qui donc?

Accroupi devant ce que je ne savais pas encore être une rose, je levai mon regard vers le mur d’enceinte en pensant à la popula-
tion de cette ville, mais je compris que ceux-là non-plus, n’
étaient pas capables de faire cette si belle chose.
Malgré moi, mon regard s’éleva au-dessus  du mur d’enceinte de ce jardin et se fixa sur le vaste ciel bleu qui était parsemé de petits flocons de nuages blancs et, dans tout ce vaste ciel, je perçus, sans la voir, une immense présence qui m’observait.
Fortement impressionné, je pensai que c’était    quelqu’un de très grand et de très puissant qui remplissait tout le ciel et qui était le seul à pouvoir faire une telle chose.
 J’éprouvai alors une crainte respectueuse pour cet Être dont je m’étais enquis et Qui se manifestait à moi en m’offrant une fleur.  

 

Vue de Rabat. (Sur la carte du Maroc= 3).

4
A la mort

   Quelques années plus tard, j’entrais dans l’Ecole primaire qui se trouvait à proximité de notre habitation. Mes deux frères et 
moi étions des enfants assez turbulents, aussi, lorsqu’un jour notre mère vint interrompre nos jeux dans le jardin pour nous dire que notre père désirait nous parler, ressentîmes nous quelque peu d’inquiétude parce que nous croyions que nous allions entendre des reproches.
   Mais c’est un père calme, modeste et quelque peu embarrassé que nous trouvâmes assis sur un petit tapis orné de quelques coussins,  au bord de la véranda qui donnait sur le petit côté du jardin. Ma sœur aînée, mes deux frères, ma mère et moi,  nous restâmes debout devant lui qui nous regardait en silence. Pour un fois, il fut touchant, car il parut chercher ses mots avant de parler. Enfin, il nous dit à peu près ceci :

-- Mes enfants, ce n’est pas de gaîté de cœur que je vous demande de ne plus fréquenter d’enfants marocains, mais, voyez-vous, vous savez vous-même qu’ils ne sont pas soigneux
de leur personne, ils ne pensent qu’à faire des bêtises, mal élevés qu’ils sont, ils sont malpolis et font constamment l’école
buissonnière, sans songer à s’instruire ni à apprendre un métier ni à se soucier de leur avenir. Je vous recommande de fréquenter plutôtles jeunes européens, car eux, ils sont plus sensés, polis, propres et studieux. Soyez raisonnables comme eux, étudiez et instruisez-vous pour votre avenir afin que, plus tard, vous ayez de bonnes situations professionnelles qui vous
permettrons de vivre à l’aise.
   Nous accédâmes au désir de notre père d’autant plus volontiers que nous avions déjà des amis européens. Depuis lors, mes frères et moi, par la force des choses, en finîmes par nous exprimer davantage en Français qu’en Arabe.

   A vrai dire, je n’aimais pas beaucoup aller à l’école, bien que je fus bon en presque toutes les matières sauf en mathématique.
Quelle ne fut ma surprise, un beau matin, lorsque, cartable sur le dos, je m’apprêtais à aller en classe. Ma mère me rattrapa,
en courant, dans le jardin et me dit : 
-- Mon fils, ne va pas à l’école aujourd’hui,  mais reste à la maison.
Surpris, je lui demandai pourquoi :

-- La nouvelle nous est parvenue ce matin, qu’il se passe quelque chose de très grave  dans la ville. Les gens restent cloîtrés chez eux et les rues sont désertes, parce qu’on risque d’y être assassinés, répondit-elle avec émotion.
-- Mais, pourquoi ?
-- Je ne sais pas exactement, mais on dit que le peuple marocain s’est soulevé contre les Français et qu’il y a eu déjà un grand nombre de victimes des deux côtés. Ne sors surtout pas dans la rue, mais reste sagement à jouer dans le jardin.
   Je le lui promis et me mis à arpenter les allées du jardin en songeant à cette nouvelle situation. Je me demandais encore ce que j’allais bien pouvoir faire tout seul, quand le grand silence
inhabituel qui régnait alentour me frappa. On ne pouvait enten- dre aucun bruit de voiture qui passe, ni de cris d’ enfants qui jouent, ni d’aboiement de chien ni même de chant d’oiseaux dans les arbres. Je tendis l’oreille plus attentivement mais je  ne pus percevoir aucun signe de vie. Puis, rendu curieux par ce calme inusité, j’ouvris la porte du jardin et jetai un coup d’œil du
côté droit de notre rue. Il n’ y avait pas âme qui vive. Inquiet, je me promis de ne pas sortir, puis, je tournai mon regard vers le côté gauche et vis qu’elle était déserte jusqu’à la vaste place qui la terminait.
   Impressionné, je voulus rentrer dans le jardin, mais, au dernier moment, je vis un groupe d’enfants sortir devant l’entrée d’une vaste villa qui était située à une cinquantaine de mètres de chez nous et se tenir là, debout, sans plus bouger. Je reconnus des amis parmi eux et pensai :

-- Ah, peut-être savent-ils quelque chose et, puisque c’est tout près, je vais aller jusqu’à eux pour me renseigner.
   Confiant, les deux mains dans les poches, je fis les quelques dizaines de pas nécessaires pour arriver jusqu’à eux.

-- Bonjour, dis-je à la cantonnée.
-- Bonjour, me répondirent-ils d’un air soucieux.   
   J’allais ouvrir la bouche pour leur demander s’ils savaient davantage que moi, mais je vis l’un d’eux sursauter avec effroi et s’écrier aussi bas que possible en tendant son doigt quelque part derrière moi :
-- Attention…là-bas…ils ont l’air d’être dangereux…
   Nous nous tournâmes tous vers la direction qu’il indiquait et nous vîmes, venant de la rue adjacente qui faisait face à notre habitation, deux jeunes marocains qui nous regardaient d’un air farouche. L’un deux était grand et fort et portait une djellaba brune ; à son bras droit était accroché un jeune freluquet de petite taille qui portait des vêtements européens. Celui-ci nous indiquant du doigt, secoua son compagnon, en disant :
-- Ceux-là, là-bas. Oui, vas-y.
   Le grand escogriffe se tourna vers lui, indécis, mais le freluquet insista en le secouant de plus belle:
-- Mais, va donc. Allez, vas-y !
Alors, le plus grand se détacha du petit en plongeant sa main dans le col de sa djellaba et courut vers nous en criant :
-- Allahou akbar !
Satisfait, le petit maigrelet courut derrière lui.
   Le grand avait extirpé un grand coutelas de boucher de dessous sa djellaba et la brandissait en fixant sur nous un regard meurtrier. 
Nous sursautâmes tous et mes amis prirent  aussitôt la fuite vers la place qui était au bout de notre rue, je ne sus trop pourquoi.
   Quant à moi, je restai debout en regardant le grand venir et en souriant tranquillement, car je pensai qu’il ne s’en prendrait pas à moi puisque je n’étais pas un européen.
Mais je déchantai rapidement lorsque je vis son regard résolu rester fixé sur moi, le coutelas brandi très haut au-dessus de sa tête, comme s’il visait déjà l’endroit de mon corps qu’il voulait poignarder. 
Comprenant qu’il ne me donnerait même  pas le temps d’ouvrir la bouche, je sautai d’effroi en tournant sur moi-même et pris mes jambes à mon coup à la suite de mes amis qui avaient déjà parcouru une vingtaine de mètres à toute vitesse.
En courant, il me sembla que le coutelas  était si prêt de ma nuque que j’accélérai ma course au point de, non-seulement rattraper mes amis, mais aussi de dépasser les derniers
fuyards et de progresser vers la tête du peloton que nous formions alors.  
  Nous atteignîmes tous la place en même  temps et mes amis tournèrent à droite, puis nous contournâmes un billard qui était posé sur le trottoir et qui appartenait au bistrot du coin dans lequel nous nous engouffrâmes tous à la fois.
Les volets n’avaient pas été ôtés des fenêtres  et une seule ampoule y était allumée, si bien que le petit établissement était plongé dans une pénombre feutrée où l’on pouvait distinguer
une poignée de clients, dont des officiers de l’armée en uniforme, qui s’entretenaient à voix presque basse.
   Il s’avéra que ce bistrot appartenait au père  de l’un de nous, c’est pour cette raison que les enfants prirent la fuite dans sa direction au lieu de rentrer chez eux. Le fils du tenancier mit son père au courant et celui-ci sortit de derrière le comptoir en camouflant un revolver derrière son dos. Puis il nous demanda de lui montrer où se trouvaient les deux agresseurs.
-- Par-là, dit le fils, autour du coin de la place.
   Par ici, par ici, lui-criai-je en lui indiquant le coin de la rue. Allongeant le cou, il sortit prudemment sa seule tête pour voir dans notre rue et dit, l’instant d’après :
-- Je ne vois personne.
   A ces mots, nous avançâmes, son fils et moi et constatâmes que les deux individus n’étaient visibles nulle part.
-- Ils ont dû se cacher dans l’un des jardins, dis-je à mon tour
en indiquant celui qui me parut être le plus propice à offrir une cachette.
   Le père haussa les épaules et retourna dans son bistrot. Quant à moi, je surveillai notre rue pendant une heure, au moins et, quand la voie fut définitivement libre, je rentrai hâtivement chez moi. 


    Lorsque j’atteignis l’âge d’environ dix années, j’allais, à l’insu de mon père qui nous l’interdisait formellement, me baigner de temps à autre avec mon frère en bordure de la plage sablon-
neuse de Rabat.  
   Un de ces jours, mon frère m’apprit qu’il avait rendez-vous avec l’un de ses amis que je ne connaissais pas, sur cette plage parce que cet ami en avait déjà acquis une bonne expérience et qu’il pourrait nous être de bon conseil. 
Arrivés sur la plage, mon frère s’assit sur le sable et je lui confiai mes vêtements pour aller me baigner dans un endroit où je savais avoir pied dans l’eau. Mai, sur toute la longueur du rivage, le fond sablonneux déclinait si rapidement que l’on risquait de perdre pied après quelques brassées seulement. J’allai donc ainsi jusqu’au bout de la plage qui était bordée, sur sa gauche, par une jetée qui était faite à l’aide d’énormes rocs jetés pêle-mêle les uns sur les autres.
Je m’y engageai donc en espérant découvrir  un endroit où je pourrais me baigner sans crainte de me noyer, car je ne savais pas nager. Entre deux rocs, je découvris une minuscule crique dont l’eau était si limpide que j’en vis le sol sablonneux qui me parut peu profond.
J’y plongeai donc allègrement à pieds joints  mais, l’endroit s’avéra être beaucoup plus profond que je ne l’eux cru. Je coulai donc à pic jusqu’à ce que mes pieds touchent le sable du fond, à environ quatre mètres de profondeur. Pétrifié, je levai mes yeux vers la surface de l’eau qui scintillait au-dessus de moi. Que faire ?
   Personne ne pouvait me voir et je n’étais pas en mesure d’ap-peler au secours. Les pieds dans le sable, je réfléchis rapide-ment, puis il me revint à l’esprit un conseil d’ami que, par bonheur, j’avais écouté attentivement : si tu n’as pas pied dans l’eau, tu frappes le sol du talon pour remonter à la surface.
Fléchissant alors les genoux, je me propulsai jusqu’à la surface et ma tête jaillit hors de l’eau comme un diable de sa boîte.
Brièvement, j’entendis les bruits qui provenaient de la plage, jetai un bref regard à l’entour, expirai l’air que j’avais retenu dans mes poumons jusque –là et enfin j’aspirai une bonne bouffée d’air avant de couler de nouveau vers le fond.
L’instant d’après, je m’élançai une nouvelle fois et, lorsque j’aperçus quelque gens, je criai « au secours ! », puis j’aspirai une nouvelle bouffée d’air et me ré-enfonçai de nouveau jusqu’au fond de l’eau. 
La troisième fois que je surgis de l’eau, j’aperçus une barque non-loin de là que conduisait un homme seul qui me semblaêtre un pêcheur solitaire. Je criai donc rapidement  : « au secours » et me ré-enfonçai aussitôt dans l’eau comme auparavant.
Je recommencé la même opération et pus voir que la barque s’était rapprochée de moi, mais l’homme qui la menait me jeta
un regard méfiant, apeuré et horrifié à la fois. Il ne devait pas savoir à quoi s’en tenir exactement en me voyant surgir hors del’eau à plusieurs reprises en criant au secours.
   Avant de couler une nouvelle fois vers le fond, il me embla que l’homme avait ouvert sa bouche, comme pour me dire quelque chose que je ne pus plus entendre.
Alors, je m’élançai une nouvelle fois hors de l’eau en criant « au secours », mais mon appel fut interrompu par une main qui agrippa ma tête à pleins cheveux et me hissa, dans un même mouvement, dans la barque salvatrice.
   J’étais sauvé ! M’adressant alors à cet homme avec une profonde gratitude, je me confondis en remerciements réitérés, mais il me regarda d’un air si sévère que je me tus.
Inquiet, je lui demandai :
-- Vous allez me déposer sur la plage, n’est-ce pas ?
Il opina du chef et son regard exprimait tout le regret qu’il ressentait à ne pas pouvoir me donner une fessée.
Enfin, parvenu sur la terre ferme, je m’empressai  de rejoindre mon frère qui était resté assis au même endroit, mais qui parais-sait être contrarié au plus haut point.
Croyant qu’il avait assisté à mon sauvetage,  je lui dis :
-- Tu as vu ce qui m’est arrivé ?-- Quoi donc ? me demanda-t-il en tournant vers moi un regard chagriné comme s’il était au bord des larmes.
Je lui racontai donc ce qui venait de m’arriver.
-- Quoi ?; s’exclama-t-il, toi aussi ?!
-- Comment ça, moi aussi ?
   Il inclina sa tête, comme s’il voulait pleurer. Croyant comprendre, je lui demandai avec hésitation, tant la chose me parut incroyable :
-- Veux-tu dire que tu as failli te noyer, toi aussi ?
Alors, il explosa :
-- Ce con de X !, (son ami expérimenté), il m’a dit qu’il connais- sait un endroit où on a pied et je l’y ai suivi, mais, à peine étions nous entrés dans l’eau que nous avons aussitôt coulé tous les deux et nous sommes remontés à la surface et nous avons crié « au secours » en barbotant et ce con-là, il s’est accroché à moi et nous avons coulé tous les deux ! Un moment plus tard, alors que je croyais que nous allions nous noyer tous les deux,
quelqu’un m’a saisi par les cheveux et m’a remonté à la surface.  Après, il a tiré l’autre con aussi hors de l’eau et l’a déposé près de moi dans sa barque.  
   Marquant un court silence, il poursuivit :
-- Tu te rends compte !
Je lui dis :
-- Par les cheveux ?
-- Oui, par les cheveux, tu te rends compte !
-- Ben quoi, reconnus-je alors, par quoi veux-tu qu’il t’attrape pour te sortir hors de l’eau ?
Mon frère me lança un regard si furieux que je faillis me sauver.
-- Donne-moi ton pantalon, me dit-il.
-- Mon pantalon ? Mais, pourquoi donc ?
   Il hésita, haussa les épaules, fit un geste d’impuissance puis, d’une voix mal assurée, il finit par avouer que ses vêtements 
avaient disparus. 
-- Tu as perdu tes vêtements ?
-- Oui, quelqu’un me les a volés.
-- Tu comprends, poursuivit-il, je ne peux  traverser toute la ville en maillot de bain.
-- Ben, et moi alors ? m’écriai-je.
-- Ben toi, tu gardes ta chemise, c’est comme si tu étais tout habillé.
   Je lui prêtai mon pantalon et nous prîmes le chemin du retour, lui le torse et moi les jambes nues.
Enfin, arrivés devant notre maison, il me  demanda de lui
donner ma chemise aussi.
--  Ah non ! Et moi donc ? m’étais-je écrié.
Il m’expliqua donc à voix basse qu’il ne voulait pas éveiller les soupçons de notre part et que, après être entré tout habillé, il ressortirait quelques temps plus tard  avec des vêtements pourmoi. Enfin, il me conseilla de ne pas dire à notre père que nous étions allés à la plage malgré son interdiction, mais que nous étions restés sagement dans notre quartier à jouer avec nos amis.
Il entra donc tout habillé à la maison et je restai  dehors en maillot de bain, sous les roses éphémères qui couronnaient le mur de notre jardin. Je dus attendre fort longtemps, gagné par
l’inquiétude au fur et à mesure que le temps s’écoulait mystérieusement.
   La nuit tomba et sa fraîcheur qui me faisait  grelotter, me poussa à m’approcher de la porte d’entrée et enfin à pénétrer dans le jardin. Mon père s’y tenait à l’affût et posai sur moi un
œil sévère. Il fut inutile de lui mentir et je lui dis que quelqu’un
avait volé nos vêtements sur la plage et, pour l’amadouer, je lui dis que j’avais grelotté de froid en attendant mon frère dehors.
-- Je le sais, me dit-il avec un sourire espiègle.
-- Comment le sais-tu ? lui demandai-je,  éberlué.
--  Eh bien, j’ai d’abord accroché ton frère et ensuite je me suis approché sans bruit du coin de la rue et je t’y ai vu, accroupi sous les rosiers en grelottant de froid.
Je compris en souriant à mon tour :
-- Alors, tu ne vas pas me punir, n’est-ce pas ? lui dis-je.
-- Non, me dit-il, cela suffit comme punition. Et maintenant, entre dans la maison.

 

 

 

 5
A la vie.
 
    Vers 1950, alors que j'étais âgé d'une dizaine d'années, nous déménageâmes de Rabat pour aller nous établir à Oujda, une petite ville frontière qui était située à 14 Km de l'Algérie voisine, au-delà de laquelle se situait le pays natal de mes parents.


   Nous emménageâmes dans une petite maison de location qui était construite à la mode orientale, avec un patio central à l'intérieur qui était environné de toutes les chambres de la maison et dont les murs étaient aveugles vers l'extérieur.
Entretemps, notre famille s'était enrichie d'un nouveau-né, mon frère H. qui souffrait malheureusement d'une insuffisence cardiaque, celle des enfants bleus, qui lui interdisait tout
effort corporel normal comme, par exemple une marche à pied prolongée ou une course, aussi brève fut-elle. Lorsque nous le sortions pour une promenade à pied, alors qu'il était âgé de six ou sept ans, nous le laissions d'abord marcher sur une petite distance en le tenant par la main, mais, dès qu'il présenter des signes d'essoufflement, nous le portiions sur le bras, sur le dos ou encore à califourchon sur les épaules.


Durant les deux premières années de notre séjour à Oujda, je pousuivis mes études dans une école primaire une peu éloignée de notre domicile et à laquelle je devais me rendre à pied chaque jour de la semaine. Mon chemin me conduisait le long du rempart de l'ancienne ville fortifiée à l'orientale et des jardins fleuris mais très étroits qui la flanquaient. A mi-chemin, un peu enretrait de l'angle droit que formait le rempart de la fortification, je m'arrêtait pour observer les façades d'une haute maison de trois étages.
C'est là qu'habitait une jeune fille qui fréqentait mon école et dont j'étais follement amoureux. Mais, comme elle était mon aînée de deux ou trois ans et qu'elle me dépassait d'une tête, son affection et son attendrissement pour moi n'étaient pas l'amour que je souhaitais. Lorsque j'en avais le temps, j'entrais dans cette ancienne partie fortifiée de la ville comme on entre dans un conte de fée. C'était pour moi la mythique Baghdad et les décors de ses mille et une nuits bien que ce fut un immense
centre de commerce multiple dans lequel une foison de bouti-
ques vendaient toute sorte de choses.



       Aussi souvent que je le pouvais, j'y emmenais mon petit frère malade qui en devenait stupéfait d'étonnement. Au bout de deux années d'Ecole primaire, je fus admis au Lycée qui se trouvait presqu'en face de cette école. A cette occasion, mon père m'offrit une bicyclette.
   Entretemps, dans mon quartier qui s'appelait la Nouvelle Rue en français et le Coin de la Mosquée en arabe, je m'étais fait une solide réputation de bagarreur et la majeure partie des enfants du voisinage me montrait du respect. Cela était dû, en partie, au fait que les Marocains méprisaient les Français d'origine algéri-
enne et les nommaient "M'tourisis", ce qui signifie "Naturalisés", chose qu'ils considéraient comme une trahison. Il s'en suivait souvent des conflits musclés qui m'obligeaint à disputer âpre-ment ma place au soleil.
Mais ils finirent par m'agréer et m'invitèrent à prendre part à la guerre qu'ils menaient contre les enfants de la Vieille rue, quartier voisin, fait de vétustes demeures et habité par des gens de modeste condition. Mon père avait fixé pour règle que celui
d'entre ses enfants qui ne devait pas rentrer au foyer avant le crépuscule n'avait qu'à "retourner là d'où il était venu".
Ce n'était pas vraiment sérieux, car, pour nous punir le cas échéant, il nous laissait croupir devant la maison jusqu'à une heure assez avancée de la nuir avant de laisser notre mère nous ouvrir la porte d'entrée. C'est en cette époque, tandis que j'avais à peu près douze ans, que la situation politique se détériora dans le pays.
   On entendait parler de soulèvement populaire et de guerre sainte contre les occupants français afin que le Maroc accède à son indépendance. 
Pendant ce temps-là, je sortais souvent mon petit frère H. que j'installais sur le cadre de mon vélo. Nous habitions au centre d'une rue qui ne comportait que deux maisons, celle d'un voisin et la nôtre et l'arrière de la grande maison de notre logeur auquel appartenait tout le pâté de maisons. A notre gauche, ce mur était aveugle et se prolongeait jusqu'au coin de notre rue. En face et sur presque toute la longueur de notre îlot, il y avait une haute muraille aveugle qui était l'arrière d'un immense Fondouk, une sorte d'auberge qui acueillait des paysans venus de la campagne pour les loger avec leurs marchandises et leurs bestiaux. A l'avant de ce Fondouk dont la rue était parallèle à la nôtre s'étendait une vaste esplanade de plus d'un hectare de superficie qui servait de marché à ces paysans tous les jeudis. Ce grand espace était flanqué, à sa gauche, par une longue suite de magasins qui vendaient, côte à côte,  des produits d'alimentation et d'entretien différents et à sa droite, 
par de longs murs aveugles d'habita
tions devant lesquels se tenaient quotidiennement des petits commerces qui étaient étalés à même le sol et d'autres petits métiers en tout genre.
  Enfin, tout au fond, il y avait une large place devant la porte d'entrée de la partie fortifiée de la ville où j'aimais promener
mon frère de temps à autre. A la droite des remparts, il y avait
un grand marché aux légumes qu'il fallait longer jusqu'au coin
le plus éloigné pour parvenir à une seconde esplanade qui n'était qu'un espace découvert entre les maisons environnantes.
A angle droit et à gauche commençait la rue qui menait au centre de la ville. Le Jeudi, j'installais mon frère sur le cadre et
je poussais ainsi ma bicyclette parmi la foule des gens qui visitaient le marché. Après avoir longé les étalages des marchands de pain, de saucisses rôties, d'arachides grillées,
de charmeurs de serpents, d'herboristes et de priseurs d'on-
guents divers, nous parvenions toujours auprès d'un homme qui était accroupi devant un petit plateau de cuivre à trois pieds, sur lequel étaient disposés deux verres à thé vides et une théière en nickel. Il haranguait la foule et lorsque que suffisem-
ment de badauds s'étaient approchés de lui, il se décidait à faire une démonstration de son art de magicien. Saisissant la théière, il l'élevait bien haut au-dessus d'un des deux verres en disant:
"Verse du thé ...", puis il penchait la théière pour en laissait couler un liquide clair dans le premier verre, après quoi il s'arrêtait et disait maintenant:
"...et verse du café...", puis il versait  du liquide qui prenait la couleur du café dans le second verre en concluant théâtrale-
ment :
"...d'une même théière!".
   La plupart des badauds naïfs poussaient des "oh" et des "ah" de surprise et le priaient de leur réveler instamment son secret. Il convenait avec bonhomie à leur désir tout en adoptant un air
docte mais sourieur en exhibant un petit sachet plein de poudre blanche qu'il disait avoir versé dans le second verre au pré-
alable et c'était elle qui teintait le thé à la couleur du café. Il obtenait immanquablement un large succès car tout le monde s'empressait de lui acheter sa poudre en riant. 

 
6
A la mort.

   Un jour que je revenais tout seul du centre de la ville en traver-
sant la petite esplanade et en contournant le marché aux  légu-
mes, je parvins enfin au marché du Jeudi. Après avoir promené mon regard d'un étal à l'autre, je vis un marchand d'eau qui fai-
sait tinter ses clochettes de cuivre pour attirer la clientèle.
Ayant soif et ressentant le besoin de me désaltérer avec l'eau fraîche de son outre qu'il portait en bandoulière, je lui demandai de m'en verser une tasse de moyenne taille. Pendant qu'il s'exé-
cutait, j'admirai son large chapeau de paille tressée qui était bordé de pendeloques multicolores qui ballotaient à chaque mouvement qu'il faisait de sa tête. Il arborait un large sourire qui montrait toutes ses dents et sa poitrine était était striée de ban-
delettes de cuir qui étaient ornées de pièces de monnaie en cuivre jaune et de moules de caori  blanches. Le versoir  du tube qui sortait de son outre ainsi que le robinet à bouton tournant qui le terminait était de cuivre jaune aussi. Il me tendit la tasse
pleine et je la bus d'un trait gourmand, puis je la lui rendis.        Toujours souriant, il me demanda d'un air malicieux:
"De tes parents, lequel est le plus beau? Ta mère ou ton père?"
Après une courte hésitation, je lui répondis: "Ma mère." Il accen-
tua son sourire en hochant de la tête d'un air de vouloir dire: "Je m'en doutais bien".
Je le quittai sitôt après et traversai l'esplanade du marché pensi-
vement.
   Contournant le Fondouk, je me rendis  la maison. Ma mère m'
ouvrit la porte et, sitôt que je fus entré dans le couloir, je lui rap-
portai les propos du marchand d'eau. Puis, songeur, je lui demandai: "Maman, pourquoi me regardait-il ainsi?" Ma mère
saisit mon visage entre les paumes de ses mains, me regarda tendrement et me dit d'une voix émue: "C'est parce
que tu es beau, mon enfant."
   Beau? J'en secouai la tête de perplexité et, me dégageant doucement des mains de ma mère, je me dirigeai vers la cuisine
en pensant: "Beau? Mais qu'ont-ils donc à se soucier tant de la beauté?".
Puis, rejettant loin de moi toute autre réflexion à ce sujet, je pénétrai dans la cuisine où ma mère m'avait préparé un copieux goûter et qui consistait le plus souvent en thé vert ou café accompagné d'une surprise culinaire préparée avec soin par ma mère.
   Cependant, les troubles politiques augmentaient dans le pays d'une manière qui devenait inquiétante et le peuple marocain commençait à se soulever, ça et là, dans toutes les régions du pays. On parlait de plus en plus de coups de feux et de morts.
Un beau jeudi, revenant d'une promenade en poussant ma bicy-
clette sur le cadre de laquelle était assis mon petit frère devant moi, à travers l'esplanade du marché, nous vînmes à passer
devant le marchand de poudre blanche qui était accroupi presqu'au bout de cette grande surface, non-loin du Fondouk.
Il était assis sur ses talons de manière à ce que le bas de sa Djellabah, burnous léger qu'on porte par temps chaud, fut tendu entre ses genoux afin d'y déposer un grand nombre de piécettes
de monnaie qu'il était occupé à compter soigneusement.
Il ramassait les pièces de sa main droite, les emplialait dans sa main gauche et, quand le compte y était, il les faisait disparaître
subrepticement dans une poche intérieure de son vêtement.
Il y avait un si grand nobre de piécettes sur sa Djellabah que mon frère et moi nous immobilisâmes devant lui pour contem-
pler ce spectacle inattendu.
   Soudain, venant de Dieu sait où, des rafales de mitraillettes crépitèrent dans le paisible marché. Toute la foule fut saisie d'un mouvement rapide de frayeur et de panique et le marchand de poudre sursauta si véhément, en écartant brusquement les genoux et en se levant en même temps, que toutes ses piécettes
s'envolèrent à la verticale dans le décor, puis, extrêmement terrifié, il pivota sur lui-même et s'enfuuit si rapidement que nous le perdîmes aussitôt de vue dans la foule qui fuyait dans tous les sens.
   Sidérés, mon frère et moi ne pûmes nous empêcher d'éclater de rire, mais les salves de mitraillette qui se succédaient sans que nul ne puisse savoir d'où elles provenaient, nous décidèrent à prendre la fuite, nous aussi. Les gens ne savaient pas dans quel sens courir pour échapper aux balles, si bien que la confusion générale fut totale en ce moment-là. Courant en pous-
sant le vélo devant moi, je pris garde à ce que mon frère ne tombe pas du cadre et, passant en trombe devant le Fondouk,
je le contournai pour arriver le plus vite possible chez nous.
Ceux des gens qui avaient tourné le coin de la rue se sentirent à l'abri des balles mais ne discontinuèrent pas à courir en se bousculant.
   Des babouches, arrachées par la course du pied des fuyards, volèrent dans les airs au-dessus de nos têtes, puis il y eut une éclaircie dans la cohue et, le bruit des balles loin derrière nous,
nous arrivâmes enfin devant notre maison.
 


7
A la vie.

   Par la suite, il se fit un calme assez relatif, mais le soulève-
ment populaire était devenu une chose sûre et des partis politi-
ques divers s'organisaient. Aussi, nous étions tous sur le qui-vive où que nous soyons dans la ville. Les enfants du quartier et moi avions abandonné nos jeux nocturnes aux quatre coins de nos habitations. Chacun rentrait de bonne heure chez soi et le quartier restait désert. 
   Une de ces nuits pendant  laquelle je ressentais de l'ennui, je grimpai sur le toit de notre maison par simple curiosité. J'avisai, à ma droite, le toit de notre ami voisin et, à ma gauche, un mur surélevé au-dessus duquel se trouvait un autre mur surélevé.
Je grimpai sur le premier mur qui ne bordait en fait qu'une petite
terrasse dépourvue d'ouverture, puis j'escaladai le second mur et me trouvai sur la terrasse du premier étage de la maison du
propriétaire du pâté de maisons alentour et dont l'entrée était située dans une rue qui était perpendiculaire à la nôtre.
   Il y avait là quelques chambres restées ouvertes où brillait de la lumière mais qui étaient désertes et silencieuses.
Quelques plantes de jasmin et d'autres grimpantes recouvraient le mur jusqu'à un escalier qui conduisait à la cour intérieure de cette grande maison. Tout autour se trouvaient des chambres ouvertes qui étaient toutes éclairées, elles aussi. Puis soudain, je perçus le bruit d'une conversation accompagné d'un cliquetis de vaisselle qu'on rangeait. Dans le coin de la cour, juste à la droite de la porte d'entrée de la maison, se tenait toute la famille autour d'une table ronde basse et prenait son repas du soir.
   Ce propriétaire n'était guère aimé de la plupart des gens qui le
soupçonnaient de collaborer avec les autorités françaises.
La connaissance de la topographie des lieux me servit un peu plus tard et c'est avec une mauvaise conscience que   je retournai sur le toit de notre maison.


8
   A la mort. 

   Un soir, Dieu sait pourquoi, je m'étais attardé dehors au-delà du crépuscule avant de rentrer chez moi et, naturellement, je fus puni à rester dehors "toute la nuit". Je n'en croyais rien, mais après avoir dit bonsoir à ma mère sur le pas de la porte, je haus-
ai les épaules car je savais que cela ne devait pas durer long-
temps. Je m'aventurai d'abord dans le quartier qui était complè-
tement désert et silencieux, jusqu'à une boulangerie qui se trouvait au coin de la rue qui était perpendiculaire à la nôtre. Là, le vide total de la rue m'impressionna au point que je retournai m'asseoir dans le renforcement du pas de notre porte. C'était un large vantail oriental au milieu duquel la porte centralement dis-
posée était en retrait par rapport à la marche de marbre qui la précédait. De chaque côté de ce vantail, il y avait une colonne torsadée et je m'installai près de l'une d'elle, de manière, qu'en dehors de mes genoux, je n'étais plus visible de l'extérieur.  
   Un peu de lumière oblique parvenait chichement d'un lampa-
daire qui se dressait au coin de la rue si bien que j'étais assis
dans une obscurité relative. Il n'y avait pas âme qui vive ni au-
cun bruit dans toute la rue. Je rêvais à Dieu seul sait quoi, lorsqu'au bout d'un certain temps, un bruit insolite me tira de ma
torpeur.  Je sursauri parce qu'il me semblait percevoir un bruit de pas étouffé qui s'approchait dans l'ombre nocturne. Prudemment, j'avançai ma tête pour scruter l'obscurité. Tout au fond, au-delà du coin de la rue, il ya avait devant une grande maison de maître, un petit terre-plein où poussait la luzerne et àla droite duquel, il ya avait une rangée de baraques habitées par des ivrognes notoires qui y pratiquaient le métier de bar-
biers de fortune. Le cône de lumière qui était projetté par un autre lampadaire à cet endroit-là éclairait faiblement ce décor sinistre. Puis, soudainement, je perçus nettement, le râclement léger de pas furtifs sur la poussière du terrain. Enfin, je pus distinguer dans le faible rai de lumière la silhouette d'un homme
qui paraissait assez jeune et qui portait des vêtements qui étaient d'une élégance douteuse.
Il s'engagea dans notre rue en marchant d'un drôle de petit pas
de ses chaussures qui me semblèrent être quelque peu neuves. Il marchait assez lentement, en se dandinant et en faisant des gestes comme s'il parlait à lui-même en murmurant des paroles indistinctes. Il avait l'air d'un jeune garçon endimanché et je le soupçonnais d'être un peu ivre. Inquiet du comportement que je devrais adopter pour le cas où il viendrai passer devant moi, je me préparai à toute éventualité, mais il s'arrêta soudain, à vingt pas de moi, devant le mur de l'arrière de la maison du proprié-
taire et lui fit face en marmonnant. Il se chuchotait des mots in-
compréhensibles, en paraissant avoir du mal à garder son équilibre, comme s'il se répétait des instructions apprises aupa-
ravant. Puis, en balançant les épaules, il se mit en devoir d'extir-
per de la poche droite, puis de la poche gauche de ses vête-
ments, des objets dont je ne pus reconnaître la nature.
   Inclinant lègèrement la tête, il porta ces objets près de son visage, puis il fit jaillir une flamme d'un briquet et l'approcha de
ce que je pouvais reconnaître maintenant comme étant une mèche qui sortait d'une boule noire.  Au crépitement de la mèche qui s'était embrasée, je compris avec stupeur qu'il mani-
pulait une bombe. Je reculai ma tête dans l'embrasement du vantail sans le perdre de vue. Il avait élevé l'explosif au-dessus de sa tête et calculait la trajectoire qu'il devait lui faire effectuer
de manière à ce qu'lle passe par-dessus le mur du voisin. Pour ma part, plus ou moins rassuré par la tournure que prenait cet
événement, j'évaluai en même temps que lui, parce que j'étais un bon lanceur de pierres et connaissant déjà la terrasse du
voisin,  que s'il ne la lançait pas assez haut et assez fort, elle pourrait ricochet sur le mur surélevé de la terrasse et retomber en arrière. A ce moment, il poussa un han! sonore et lança la bombe en la suivant des yeux. Jeté faiblement, l'engin frappa la crête du mur d'enceinte, rebondit vers l'arrière, s'éleva en l'air dans un arc de cercle qu'il décrivit au-dessus de la largeur de la rue et s'en alla frappé le mur du Fondouk en retournant vers son expéditeur.
Celui-ci, effaré, poussa un affreux gémissement, se plia en deux vers l'avant en protégeant la tête de ses deux mains et s'attendit au pire. Mais, à notre effarement commun, arrivée à environ deux ou trois mètres au-dessus de sa tête, la bombe pouffa faiblement en faisant un bruit trèssourd et presqu'inaudible et lâcha une abondante gerbe d'étincelles qui plut sur le terroriste ahuri. 
   Puis, ce fut de nouveau le silence total de la nuit. L'homme se redressa en s'ébrouant et sembla être heureux d'avoir échappé
à un funeste destin à en croire le "ouf" de soulagement qu'il murmura.
Restant un petit instant comme abasourdi, il se mit enfin en devoir d'épousseter ses mains et sa poitrine et, après un haus-
sement d'épaules, il émit un pff de dépit et s'éloigna de la même démarche dandinante pour disparaître dans la nuit.
   Je frappai à la porte de notre maison et ma mère qui semblait m'attendre m'ouvrit en peu de temps. Elle commença à me chuchoter des mots à voix basse pour ne pas être entendue de mon père, mais comme je savais que c'était de la comédie, je m'écriai:
"Maman, n'as-tu pas entendu l'explosion qui s'est produite dehors?"
Elle hésita, puis:
"Non, mais il me semble avoir entendu
un petit bruit sourd." -
"Et bien, c'est cela même: c'était le bruit d'une bombe qui n'a pas fonctionné correctement et qu'un terroriste a tenté d'envo-
yer sur les voisins. Va dire à papa ce qu'il peut lui en coûter
de ma laisser passer la nuit dehors à l'avenir."
   Mon père se rangea à notre avis et promit d'abandonner ce genre de punition, mais qu'il sévirait sans doute autrement.
Quelques jours plus tard, j'assistai à l'assassinat par balles de notre voisin et propriétaire devant la grande Porte de la fortifi-
cation. Je reconnus que c'était lui parce que le plus âgé de ses fils était agenouillé près de son corps inerte et se lamentait à
haute voix. Après lui avoir tiré deux coups de feu à bout portant, l'assassin s'était éloigné rapidement sur une motocyclette.


   Mon jeune frère malade que mon père s'apprêtait à conduire à Casablanca pour lui fiare subir une intervention chirurgicale mourut inopinément. Après un temps de deuil, je repris plus tard mes promenades en solitaire. Au lycée, je m'étais fait des amis, mais je ne les fréquentais pas beaucoup. Comme la situation politique s'aggravait de jour en jour, je pris l'habitude de rentrer
chez moi chaque jour avant le coucher du soleil.
   Un après-midi, alors que je revenais du centre, j'eus le bon-
heur de passer par une rue qui était parallèle à celle qui condui-
sait à la petite esplanade au coin de laquelle il y avait un com-
missariat de police.
Arrivé au bout de cette rue, je perçus des clameurs et, à ma grande surprise, je trouvai là une foule d'hommes en colère qui transportaient au-dessus de leur tête le corps d'un jeune homme mort assassiné par balles en tournant autour de l'esplanade.
Ils scandaient sans arrêt:
"Allahou akbar,
Mohammed rassoulou Allah!"
qui signife:
"Il n'est de dieu que Dieu, Mohammed
est Son Prophète!"
   Tous ces hommes, qui se chiffraient à quelques centaines, brandissaient des armes hétéroclites: grosses pierres, brochet-
tes, coutelas différents, haches, bouteilles vides, bâtons et Dieu sait quoi encore. Ils coururent tous à angle droit vers le coin qui était à ma droite. Prudemment, je traversai la grande place en biais et en retrait par rapport à eux. Je parvins ainsi jusqu'à la rue qui bordait le côté droit de l'esplanade et me retournai vers l'endroit où convergeait la foule. Debout près d'une pompe à essence, je fis face maintenant au commissariat de police vers lequel se dirigèrent trois hommes. Ils s'arrêtèrent devant sa grande porte de fer qui était close et se mirent à revendiquer à haute voix des choses que je ne pus comprendre.
   Comme personne ne leur répondit, ils levèrent haut les bras et frappèrent à coups redoublés du plat de la main sur la porte. A ce moment-là, quelqu'un toucha mon épaule gauche. C'était un marchand d'eau qui vint se placer à côté de moi pour observer
cette même scène. Je lui demandai s'il savait ce qu'ils revendi-
quaient et il me répondit qu'ils réclamaient la livraison du poli-
cier qui avait tué leur frère.
   Les hommes frappèrent avec plus d'opiniâtreté sur la porte en criant des paroles qui nous étaient incompréhensibles à telle distance. Tandis que nous attendions la suite de ces évène-
ments, une longue salve de mitrailleuse retentit à n'en plus finir. Tout le monde sursauta et fit mine de vouloir fuir mais, ne sachant pas de quel côté provenaient ces tirs, tout le monde piétina sur place en cherchant la mitrailleuse du regard autour de soi. Effaré, je restai immobile à mon endroit en écoutant les tirs irréguliers de cette interminable suite de salves meurtrières. A quelques dizaines de pas devant moi, au-delà d'un groupe d'hommes indécis, je vis plusieurs corps allongés paisiblement
sur le sol et plus loin encore, ça et là, devant des gens déconte-
nancés gisaient d'autres corps par groupes de trois ou quatre hommes. Puis la mitrailleuse se tut. Le choc que j'en éprouvai fut plus grand que je n'aurais pu imaginer, car, en me tournant vers le marchand d'eau qui était à ma gauche je me surpris à vouloir lui demander pourquoi ces gens allongés trouvaient bonne l'idée de faire semblant de dormir en un tel moment.
Mais l'instant d'après, je compris qu'ils étaient tous morts.
Mais l'homme ne se tenait plus debout à mon côté. Il s'était affalé, assis sur le bord du trottoir, le dos et la tête appuyés
contre la pompe à essence, l'avant-bras droit relevé et l'index pointé vers le ciel, les yeux tellement révulsés que je n'en
voyais plus que le blanc, la bouche entr'ouverte et je compris qu'il recommandait son âme à Dieu. Deux filets d'eau claire qui sortaient de son outre se projettaient devant lui en scintillant dans la lumière de soleil. Il avait reçu deux balles au niveau
de son coeur.
   Avec tristesse, je détournai de lui mon regard et dus constater, avec effarement que l'homme qui se tenait à mon côté droit gisait, lui aussi, mort sur la chaussée. Ainsi donc, le pauvre marchand d'eau avait reçu la balle qui m'était destinée.



   Puis je perçus, plus que je ne vis, qu'un étrange mouvement c'était produit au-dessus de la porte du commissariat.
Tous les gens, levant légèrement la tête, reconnurent que c'était le long canon d'une mitrailleuse qui pendit dans soudain le vide.
En même temps, nous vîmes un jeune policier arabe en uni-
forme se lever de derrière l'arme qu'il abandonnait avec un geste las sur la terrase qui surplobait la porte. 
La mort dans l'âme, il s'était levé et se dirigeait vers les fenêtres du premier étage d'où l'observaient, avec désapprobation et colère,
plusieurs hommes en bras de chemise et un vieil officier de l'Armée française. Tournant mon regard vers la foule des  hom-
mes silencieux qui l'avaient tous vu, je vis dans leur regard une sentence unanime: ils le condamnaient tous à mort.   
   Enfin, las et songeur, je me remis tristement sur le chemin du retour.

 
 


9
A la vie
.
 
   C'est par une belle matinée du mois de Juin 1956 que, après avoir cloué toutes nos caisses de déménagement, nous prîmes tous le train pour aller nous établir à Oran, en Algérie.
Mon père, qui avait prit sa retraite et qui, sur l'insistance de ma
mère qui voulait absolument mettre un terme à quarante années d'exil au Maroc pour retourner dans son pays natal auprès de ses parents et de sa famille, s'était vu contraint de décliner l'
offre d'un portefeille de ministre que lui avait faite le sultan Mohammed V en récompense pour ses loyaux services au sein
du gouvernement chérifien.   
   Las de voir défiler le paysage que je connaissais d'ailleurs bien pour l'avoir parcouru plus d'une fois à bicyclette, je m'en-
dormis sur la banquette du compartiment que nous occupions,
mes parents, l'oncle de ma mère, ma soeur et moi. Je dormais profondément depuis un bon moment déjà lorsque je m'aperçus que pendant mon sommeil, la tête sur l'accoudoir, je gardais la
bouche grande ouverte. Peu à peu, je perçus de plus en plus les bruits du train lancé à grande vitesse et j'émergeai de mon sommeil, la bouche encore ouverte. Mon premier regard tomba sur mon père qui était assis en face de moi, près de la fenêtre et qui me regardait furieusement en silence. Il me dit sévèrement:
"Tu dormais, la bouche grande ouverte,
comme ça.", puis il me le démontra en relevant la tête et en ou-
vrant grandement sa bouche et en avançant ses lèvres, les dents découvertes de telle manière que je dus comprendre qu'il
mimait en silence un âne qui brait. Puis il coulissa vers moi un regard plein de réprobation.
- Mais, papa, je dormais, je n'y pouvais rien, répliquai-je, offusqué.
- Bon, ça va..., gourma-t-il en retour.
Confus, je bondis sur mes pieds et courus vers le couloir du train qui avait soudainement ralenti sa course en désiquuilibrant les passagers vers l'avant et tout le monde eut la plus grande peine à rester debout en se maintenant à la barre courante qui
était fixée sous les fenêtres.
   Enfin, le train s'immobilisa en nous faisant éprouver une grande secousse.
- Où sommes-nous? demandai-je à mon grand'oncle qui se tenait près de moi.
- A la frontière, répondit-il.
Nous retournâmes au compartiment et attendirent patiemment. Mes parents s'animèrent et parlèrent entre eux à voix basse. Il me sembla comprendre que mon père avait remis quelque chose à ma soeur, je ne sus quoi, et ma mère répondit que cela valait  mieux ainsi "parce qu'ils ne fouillaient pas les dames". 
Ma soeur, qui  paraissait nerveuse, inquiète et contrariée à la fois, gigota sur son séant en bougonnant des paroles inintelli-
gibles pour moi, puis tendit un petit paquet à mon oncle qui, pâle comme un linge, tendit sa main, paume en l'air, pour le recevoir. Elle y déposa un petit paquet emmailloté dans une bandelette de tissu blanc que mon grand oncle, l'air chagriné, enfouit dans une poche intérieure de son burnous.
Mon père qui observait la scène lui aussi, jeta un regard furieux à ma soeur qui se mit à bouder obstinément. Puis, nous enten-
dîmes des éclats de voix sur le quai de la gare et des bruits de pas sonores dans le couloir. Mon grand'oncle s'agita, comme affolé, en blêmissant de façon inquiétante et en murmurant une sorte de justification navrée dans laquelle je ne perçus que le nom d'Allah. Il plongea sa main sous son burnous et en retira
prestement le petit paquet blanc qu'il déposa derrière lui sur la banquette en donnant des signes de grande nervosité. Mais il avait mal dissimulé le paquet car je pouvais le voir distincte-
ment. A peine avait-il replacé les mains sur ses genoux qu'un officier de l'Armée française fasait irruption dans le comparti-
ment en disant bonjour à la cantonnade.
- Contrôle d'identité, précisa-t-il. Vos passeports, s'il vous plaît. Avez-vous quelque chose à déclarer?
Mon père lui tendit les passepors et dit qu'il n'avait rien à décla-
rer. L'officier inscrivit quelques mots sur une feuille de papier et rendit les passeports à mon père. Il regarda mon grand'oncle
et ne manqua pas de voir le petit paquet blanc qu'il y avait tout près de lui:
- Et vous, vous n'avez rien à déclarer?
Mon grand'oncle en perdit la voix et fit un geste d'impuissance en chuchotant "Non". L'officier le regarda, fit mine de repartir,
puis il se ravisa et, pointant son index sur le paquet, il demanda:
- Qu'est-ce que c'est?
Mon grand'oncle se retourna à demi en déglutissant sa salive, saisit le paquet et le tendit à l'officier en murmurant:
- Ben ça, c'est...euh...,
et comme l'officier avait déjà saisi l'objet, il termina:
- Et bien, voyez vous-même.
Stupéfait, j'observais la scène sans comprendre mais en regar-
dant avec curiosité l'officier dérouler la bandelette qui devenait de plus en plus longue. Enfin, un objet sombre tomba dans la paume de son autre main:
- Ah ça, s'exclama-t-il, qu'est-ce que c'est?
et sans attendre de réponse, il poursuivit:
- Un revolver Browning de calibre 4.65!
Il se tourna vers mon père d'un air interrogateur  et mon père lui expliqua d'une voix calme et posée dont je ne saisissais que des bribes: gouvernement chérifien... permis de port d'arme...
sécurité personnelle...
- Oui, mais votre permis de port d'arme marocain n'a aucune validité en Algérie. Si vous voulez porter une arme à feu
pour votre sécurité personnelle, vous devez la porter sur vous à l'extérieur pour qu'elle soit visible. Comme nous... et il tapota de sa main le pistolet qu'il portait au ceinturon.  
- Sinon, vous n'avez pas le droit de la porter cachée sur vous. Je vais être obligé de vous la confisquer et je vous prie de vous présenter avec moi au commissariat de police de la gare d'Oran quand nous y serons arrivés.
   Au poste de police, on expliqua à mon père qu'il y avait des troubles politiques en Algérie, et qu'il était interdit aux civils
de porter des armes. Nous ne fûmes pas inquiétés outre-mesure et nous pûmes nous rendre chez ma grande tante qui avait offert de nous héberger chez elle jusqu'à ce que nous trouvions un appartement.
   Plus tard, nous nous installâmes dans une maison que nous partagions avec d'autres locataires dont une famille espagnole et nous y vécumes tranquillement pendant deux ou trois ans.
Mais un jour nous entendîmes une série de longues rafales d'armes à feu qui dura plusieurs heures et qui provenait du flanc
de la montagne qui surplombait la ville.
   A partir de ce jour-là, la situation politique s'agrava de plus en plus et il y eut plus fréquemment des fusillades et des attentats
à la bombe un peu partout dans la ville.
Puis ce fut la guerre ouverte qui s'installa de manière durable partout dans le pays et nous avions fort à craindre pour notre sécurité. Il y avait constamment des tirs, des courses-poursui-
tes, des attentats à la grenade et aux armes à feu. J'étais étudiant au Collège Ardaillon depuis deux semestres quand survinrent ce que tout le monde appelait les événements
d'Algérie.
   En classe de quatrième moderne, j'étais le seul élève d'origne algérienne dans une classe à grande majorité française.
Un jour, un enseignant hargneux gifla injustement un jeune élève qui était assis devant ma table. J'en fus révolté et, lorsque l'enseignant leva de nouveau sa main pour le frapper mécham-
ment, je bondis au-devant de lui en le menaçant du poing pour lui interdire de toucher à l'enfant et en le traitant de salaud injuste. Pétrifié, il me regarda avec des yeux écarquillés et
suffocant de rage, il s'éloigna brusquement pour aller se tenir derrière son bureau. De là, il pointa un doigt menaçant vers moi et vociféra:
- Quand je serai de garde territoriale et que je te verrai quelque part dans la rue, je te tuerai!
Ramassant mes effets scolaires, je quittai aussitôt le Collège en me promettant de ne plus y revenir.  Arrivé chez moi, j'expliquai la situation à mon père et il accepta que j'interrompe mes études.  
   A partir de ce jour-là, je me méfiai des gardes territoriaux et, chaque fois que je voyais une patrouille, je m'assurai que l'enseignant n'en faisait pas partie avant de poursuivre mon chemin.


10
A la mort.

   Quelque temps plus tard, mon père me chargea d'aller acheter un litre de lait dans le quartier voisin. Saisissant un pot à lait en matière plastique d'un litre de contenance, je me rendis aussitôt
chez le laitier. Au bout de notre rue, il y avait d'abord un large boulevard qu'il fallait traverser pour pénétrer dans ce quartier voisin qui était nommé Village nègre par les Français et Ville nouvelle par les Arabes.
   En face du coin de notre rue, sur le trottoir d'en face, il yavait, à gauche, une caserne de l'Armée française et à droite, une im-
mense minoterie qui occupait à elle seule tout un pâté de maisons. Longeant la façade de la minoterie, j'aperçus d'assez
bonne distance déjà, à l'autre coin de ce bâtiment et la ruelle transversale que je devais emprunter pour arriver chez le laitier, un groupe de trois Européens qui s'entretenaient sur le trottoir. Celui d'entre eux qui me tournait le dos, était vêtu d'un costume
marron; il était trapu et un peu gros; il parlait en gesticulant 
avec ses bras qu'il faisait tournoyer au-dessus de sa tête en campant sur ses jambes écartées, les genoux fléchis, tout son corps remuant comme s'il s'opposait à un invisible adversaire. J'entendais le son de sa voix tonituante et observais ses compa-
gnons qui l'écoutaient attentivement. A cet instant, j'éprouvai une appréhension soudaine car je perçus, du coin de l'oeil, un autre homme qui marchait derrière moi d'une manière énigma-
tique en épiant le groupe des parleurs. Eprouvant maintenant
une peur inexplicable, je marchai à l'écart des trois hommes avant de biffurquer dans la ruelle. Avant de m'y engager, je vis un tout petit nombre d'homme qui venaient en sens inverse sur le boulevard, mais je ne m'attardai pas à les observer. Marchant d'un pas assez rapide, j'atteignis une ruelle très étroite que je franchis en quelques pas afin d'arriver rapidement chez le lai-
tier qui se situait un peu plus loin et en-deça d'une petite place. 
   Arrivé à quelques pas de l'échoppe du laitier, j'entendis deux coups de feu retentir loin derrière moi. Me retournant vivement, je ne vis personne dans cette ruelle. Alors je n'entrai pas tout de suite chez le laitier mais dépassai son magasin pour aller jusqu'
au coin de la petite place qui se trouvai à une douzaine de pas de là, car je venais d'apercevoir quatre gardes territoriaux qui venaient de la rue qui débouchait à la droite de cette place.
Sitôt qu'ils entendirent les coups de feu, ils firent halte et se mirent en rang. Celui qui les commandai leur cria des ordres. Ils arrachèrent leur long fusil Lebel de leur épaule, l'armèrent et mirent les gens qui se trouvaient sur la place en joue. Ils pouvaient me voir,mais comme j'étais seul à cet endroit, ils dirigèrent le canon de leur fusil droit devant eux.
Je regardai vers l'endroit qu'ils ciblaient. Sur la gauche de cette place, il y avait une fontaine à laquelle une femme voilée, une fillette et un garçon puisaient de l'eau. Le garçon tournait le dos à la patrouille et la fille lui faisait face. Quant à la dame elle se tenait debout derrière la fontaine en vis-à-vis de moi. Des coups de feu furent tirés par la patrouille à ce moment même et la petite  fille sursauta, une gerbe de sang giclant du dessus de son crâne et tomba  sur sa face. Le garçon avait eu un soubres-
saut et, touché dans le dos, il tomba lui aussi face à terre devant  la jeune fillette. Quant à la dame, elle était couchée sur le dos derrière la fontaine et ne bougeait plus. Dans un moment
d'aberration qui rendit cet évènement irréel, je trouvai la pose de la femme indécente car elle avait les jambes légèrement écar-
tées et découvertes au-dessus du genou. Il me sembla rêver
ou plutôt être sujet à un cauchemar.
Choqué, je divaguai en pensant contre tout bon-sens:
"N'a-t-elle pas honte de rester couchée ainsi à tel endroit en un tel moment?"
Mais mes esprits me revinrent rapidement et je me ressaisis. Puis j'entendis le commandant des gardes crier des ordres et la patrouille courut jusqu'au milieu de la place où elle s'immobilisa en me tournant le dos. Je les vis se mettre en rang et porter le fusil à l'épaule, puis mettre en joue une foule de gens que je n'avais même pas remarqués et qui fuyaient de toutes leurs jambes dans le rolongement de cette ruelle, de l'autre côté de la place.
J'entendis un nouvel ordre qui fut suivi du bruit des culasses qu'on manipulait pour charger les fusils. Dans une envolée de burnous et de djellabahs, perdant leurs babouches en chemin, poussant des cris de terreur, ils fuirent les balles qui crépitaient déjà autour d'eux. Quatre salves consécutives crépitères derrière les fuyards, mais aucun d'eux ne fut touché. Bientôt, ils
disparurent de la vue derrière les deux coins du bout de la ruelle devenue tout-à-coup déserte. Les gardes cessèrent de tirer regardèrent la rue d'un air perplexe.
   Je retournai vivement sur mes pas et pénétrai aussi calme-
ment que possible dans la laiterie. Il y régnait  une atmosphère irréelle, silencieuse et contrite. Il y avait un homme et une femme européens qui attendaient leur tour d'être servis, ainsi
qu'une fillette qui tendait anxieusement son pot à lait à un laitier choqué qui s'efforçait de garder son calme.  
Je fus contaminé par cette atmosphère contraignante et me résolus à faire, moi aussi, contre mauvaise fortune bon coeur. Une fois que je fus servi à mon tour, je sortis de la laiterie en me
dirigeant dans le sens de la ruelle par lequel j'étais venu. Du coin de l'oeil, je vis les gardes qui, fusil au pied, regardaient avec fatigue dans ma direction. J'allongeai le pas discrètement en projettant de tourner à droite dans la petite ruelle étroite que j'avais aperçue peu auparavant pour me soustraire à leur vue. Mais je vis tout-à-coup surgir en courant à ma rencontre deux hommes qui semblaient venir du boulevard. La ruelle étroite était entre nous et l'un des hommes s'engouffra dans sa partie de gauche tandis que l'autre pénétra, peu avant moi, dans la partie de droite je voulais emprunter.
   Au moment où j'entrai dans la ruelle étroite, j'entendis le mar-
tèlement rapide de nombreuses bottes sur l'asphalte et je cou-
rus vers le premier pas de porte pour m'y réfugier, mais son embrasure s' avéra trop étroite pour que je puisse m'y abriter. Alors je courus le long de l'étroit trottoir jusqu'à la deuxième
maison à la porte de laquelle je frappai à coups redoublés en criant:
"ouvrez, s'il vous plaît!"
Une femme brune d'un certain âge entrouvrit la porte et me demanda:
"qu'y a-t-il? Qui es-tu? Que veux-tu?"
Je la priai alors:
"madame, s'il vous plaît, laissez-moim'abriter chez vous, des soldats tirent sur les gezns..."
Mais avant que je n'eus  terminé ma phrase, la vieille dame repoussa violemment la porte en hurlant:
"non, tu n'entreras pas ici!"
puis je l'entendis pousser un lourd verrou pour condamner l'entrée. Incrédule, désemparé, je ne sus où aller, alors, je retournai vers la première embrasure de porte contre laquelle
j'appuyai mon dos pour me dissimuler à la vue des soldats.
A ce moment, fuyant le bruit des bottes, un jeune homme habillé en bleu de chauffe s'engagea d'un air éperdu dans la ruelle, me regarda d'un air hagard et, comme les pas du soldat étaient tous proches, il se jeta littéralement à terre à plat ventre, ses deux bras largement écartés de son corps. Au même instant surgit dans l'entrée de la ruelle un militaire du CRS en tenant une mitraillette et vit aussitôt l'homme en bleu qui était couché à quelques pas devant lui.
Puis il me regarda d'un air farouche et j'entendisune salve crépiter sans savoir d'où elle provenait. Mais je vis, dans un petit tas de sable de construction qui avait été amassé devant cette maison, surgir une suite de geisers poudreux et, en les voyant s'approcher rapidement de mes pieds, je compris que c'étaient des balles. Surpris, je sautai en l'air pour ne pas être blessé et retombai l'instant d'après sur mes pieds. Mais il tira une seconde rafale sans que je puisse reconnaître où il visait. Une poudre blanchâtre tomba devant mes yeux et je compris qu'il avait tiré cette fois au-dessus de ma tête, un peu plus
haut que l'embrasure de la porte, en touchant le mur à cet endroit. Puis il changea de posture et tint sa mitraillette de manière à croiser un peu les bras dessus tout en me tenant encore en joue. Un instant, il regarda les impacts que les balles avaient laissés sur le sol et sur le mur, puis il me regarda d'un air farouche qui signifiait qu'il n'hésiterait pas à m'abattre au moindre mouvement que je ferais.
    Enfin il baissa son regard sur le pot à lait que je tenais encore dans ma main. Je le secouai alors pour l'assurer que je ne tenais que du lait. Il me regarda encore une fois dans les yeux puis il se tourna légérement pour voir l'homme en bleu qui était toujours couché devant lui. Je regardai cet homme à mon tour et
constatai avec surprise qu'il ne me quittait pas de son regard anxieux. Je compris qu'il me surveillait lorsque je vis que son bras droit était à moitié engagé dans un égoût dont l'intérieur
était haut et parfaitement éclairé par les rayons du soleil. Au centre du sol de cet égoût se trouvait une ouverture d'écoule-
ment pour les eaux et au-dessus de laquelle l'homme tenait un revolver. Il me surveillait anxieusement et je compris que, s'il ne lâchait pas son revolver dans le trou, c'était parce qu'il attendait de voir ce que j'allais faire après avoir compris que c'était lui l'assassin que traquaient les soldats. M'assurant d'un regard que le CRS n'avait rien remarqué de là où il se tenait, ce dernier
surpris mon regard et se détourna de l'homme pour me surveil-
ler. A présent, l'homme qui était couché pressait le revolver du
bout de ses doigts contre l'arête du trou, comme s'il ne se déci-
dait pas encore à l'y laisser choir. Mon attention fut soudain attirée par un mouvement insolite qui se produisait à l'autre
bout de la ruelle. Des militaires de l'Armée régulière avaient surgi à cet endroit et disposaient fébrilement des chevaux de frise pour barrer le chemin. Une multitude de gens venait de la
direction du Marché et se pressait, sans le laisser apparaître, de quitter cet endroit qui était devenu extrêmement dangereux.
   Puis je regardai une nouvelle fois l'homme en bleu de chauffe. Il s'était enfin décidé à lâcher son revolver dans le trou d'écoule-
ment de l'égoût et me regardait maintenant avec un reste d'anxiété.
Soudain, la voix du CRS nous fit sursauter:
"vous deux!".
Il pointa son menton vers le barrage et intima:
"allez là-bas!"
L'homme en bleu se releva prudemment et nous allâmes, côte à côte, dans la direction indiquée.
L'un des militaires était très en colère et vociférait des insultes
à l'égard de la foule qui se présentait à ce contrôle d'identité. Il se campa entre deux chevaux de frise et fit geste à la foule qui attendait, de s'approcher de lui. Un homme en gandourah, qui portait un lourd panier chargé de victuailles s'approcha le premier.
"Ta carte!", hurla le soldat.
L'homme la lui tendit en silence. Le militaire l'ouvrit en la tenant
devant ses yeux, mais en lançant un regard furieux vers l'hom-
me, puis il fit mine de la lui rendre et lorsque l'autre tendit sa main pour la saisir, le militaire la laissa tomber exprès par-terre et quand l'homme se pencha pour la ramasser, il lui donna un violent coup de pied au visage. Le pauvre homme tituba un
instant en tâchant de garder son équilibre et en prenant garde au militaire qui, du pouce tendu vers l'arrière, lui intimait l'ordre silencieux de s'en aller. L'homme se faufila derrière lui et s'éloi-
gna sans demander son reste. A notre tour, l'homme en bleu et moi, nous nous approchâmes, nos cartes d'identité à la main.
Le soldat nous lança un regard plein de colère et je m'attendis à
subir le même sort que l'homme qui nous avait précédés, mais le militaire sembla deviner ce qui se passait en moi et, me ren-
dant la carte, il indiqua du pouce derrière lui en me disant: "passe!".
Derrière mon dos, je l'entendis interpeller l'homme en bleu:
"toi, approche!"
Je m'étais éloigné déjà de quelques pas, lorsque l'homme en bleu me rattrappa et marcha à mon côté jusqu'au boulevard que nous étions prêts d'atteindre. Une fois arrivés, je me tournai vers lui et lui dis:
"je dois aller par là."
Il tourna vers moi un visage radieux et, d'une voix un peu che-
vrotante qui trahissait son émoi, il répondit avec reconnais-
sance:
"oui, au revoir."  
   Près du commencement de la rue où j'habitais, il y avait un camion de militaires qui stationnait et des soldats agités qui couraient ça et là pour soumettre les passants à un contrôle d'dentité. L'un deux m'interpella:
"toi, là-bas, viens ici!"
Je sortis ma carte d'identité de ma poche et je la lui trendis en disant:
"je viens tout juste d'être contrôlé."
En vociférant de colère, il se précipita vers moi et me  gifla de toutes ses forces. Etourdi et mortifié à la fois, je titubais légère-
ment en m'efforçant de garder mon équilibre  lorsqu'il me
saisit par l'épaule et me poussa brutalement vers le mur d'une maison en hurlant:
"face au mur! Les mains à plat sur le mur! Les pieds à un mètre
du mur! Les jambes écartées!"
Les oreilles encore bourdonnantes, je m'appuyai contre le mur et il arracha la carte que je tenais entre mes doigts. Il la contrôla,
puis il me regarda en hurlant:
"ici, c'est moi qui commande, compris! Allez, fous le camp!"   
Je m'éloignai en ravalant ma peine et je rentrai tristement chez moi.



11
A la vie.

   A vrai dire, je m'amusais bien avec mes amis du quartier d'Eckmühl dans lequel nous avions déménagé entretemps.
La vie se déroulait gaiement dans la mesure où les évènements le permettaient et j'étais fiancé avec une ravissante demoiselle de Mostagaem. Mais, un jour, quatre Zouaves de l'Armée fran-
çaise, portant chacun une mitraillette en bandoulière, vinrent frapper à notre porte. Un seul d'entre entra dans le vestibule de notre appartement et les trois autres montèrent la garde au-dehors. Le Zouave, mitraillette prête, tenait une feuille arrachée d'un cahier d'écolier dans son autre main.
Il vérifia ma carte d'identité et me posa des questions. Ma mère
qui se tenait là debout près de ma soeur me pria d'offrir un siège
au soldat. J'apportai de la chambre voisine une chaise anglaise de paquebot en acajou qui appartenait à mon père sur laquelle il s'assit aussitôt en déposant la mitraillette contre le mur qui était derrière lui. Enfin, il extirpa de sa poche un stylo à bille dont
l'encre était rouge et je vis que sur la feuille qu'il tenait était
inscrite une liste d'une douzaine de noms dont certains étaient
suivis d'une croix rouge. Tenant son stylo à hauteur de sa joue,
il me demanda:
- "vous êtes de la classe 1960, pourquoi ne vous êtes-vous pas
présenté à la caserne pour effectuer votre service militaire?"
- "Moi? répondis-je. Je ne suis pas de la classe 60 mais de celle de 61, parce que je suis né un cinq décembre, vers la fin de l'année".
- "Non. Vous êtes né en 1940, donc votre classe est celle de 60:
quarante et vingt, ça fait soixante".
Ne sachant que dire, je répondis:
- "Ben, je ne le savais pas".
- "Vous ne le saviez-pas?"
- "Non".
- "Bon. Pourquoi n'êtes-vous pas allé au recensement à l'âge de dix-huit ans?"
- "Ben, je ne le savais pas".
- "Vous ne le saviez-pas, hein?"
- "Non."
- "Bon. Pourquoi n'êtes-vous pas allé effectuer votre préparation militaire à l'âge de dix-neuf ans?"
Haussant les épaules, je répondis obstinément:
- "Je ne le savais pas".
- "Vous ne le saviez pas, hein", dit-il avec humour.
- "Ben, non".
- "Bon".
Il se leva et, d'un geste qu'il ponctua théâtralement en me regar-
dant, espiègle, il posa délicatement la pointe de son stylo der-
rière mon nom et y traça soigneusement une belle croix.
- "Pourquoi faites-vous une croix derrière mon nom"? demandai-je, intrigué.
Mimant un air faussement navré et une innocente ignorance, il
répondit en susurrant ironiquement:
- "Cela veut dire: insoumis!"
- "Insoumis"?
- "Oui. On viendra vous chercher pour vous conduire à la caserne".
Il sortit en disant au revoir. J'étais furieux et, en voulant ranger
la chaise, j'aperçus la mitraillette qu'il avait oublié en sortant. Alors je sortis de chez moi et le vis qu'il s'éloignait déjà avec ses compagnons. Je lui rappelai son arme et il revint la
récupérant en courant, puis il me dit d'un air reconnaissant:
-"merci, mon ami."
Puis nous nous séparâmes et je jurai en mon for intérieur que je n'effectuerai pas ce service militaire que je haïssais.
J'avais aussi entendu dire qu'on armait les insoumis avec un fusil Lebel et qu'on les envoyait, sans préparation au front du maquis algérien. On les plaçait en première ligne des patrouilles afin qu'ils reçoivent les premières balles en cas d'attaque  sou-
daine des insurgés.
- "C'est la mort certaine", dis-je à ma mère.
   Grâce à ses relations, je fus reçu par un commissaire de police d'origine algérienne dont le poste se trouvait en face de chez nous. Il me délivra un laisser-passer pour la France et me fit
promettre de lui envoyer en retour de Paris quelques exem-plai
res du journal l'Humanité. En ce temps-là, je n'avais aucune notion de politique et je ne savais pas ce qu'était le communis-
me.  
   J'oubliai cette promesse dès que je fus arrivé à Paris. Quelque temps plus tard, ma mère m'apprit dans une lettre qu'on avait lancé une grenade offensive par dessus le mur du poste de police où il habitait en même temps, mais qu'il ne se passa rien de fâcheux parce qu'il était absent ce jour-là.
   Je vécus à Paris pendant cinq mois, durant lesquels je menais une vie pauvre mais joyeuse. J'étais employé dans une fabrique de carton où je fis la connaissance d'un curieux personnage, un Européen qui avait habité à Alger durant sa jeunesse et qui était un Français d'origine italienne. Il était haut de taille et filiforme, émacié, toujours pâle et portait une chevelure rousse et une barbe courte qui était curieusement taillée à la façon des Berbères marocains. Il portait un éternel Blue-jeans, arpentait les rues d'un pas nonchalent en tenant constamment un tout petit poste de radio à transistors contre son oreille. Il s'exprimait
à la manière des Algériens:
- "J'chuis d'Alger."
- "Ah, bon?"
Marquant un temps d'arrêt pour réfléchir à ce qu'il allait dire,
il prononça:
- "J'vais t'le dire, pourquoi j'chuis pas resté à Alger. J'ai été banni: trois ans d'exil et interdit de séjour en Algérie".
- "Pourquoi?"
- "J'vais t'expliquer. A Alger, j'habitais seul dans un petit appar-
tement qui donnait sur une cour intérieure. Un jour, tôt dans la matinée, j'ai lavé tout mon linge, toutes mes affaires, toutes. Puis je les ai toutes suspendues à une corde qui était dans la cour. Tous mes pantalons, mes chemises, mes pulls, mes slips,
mes chaussettes etc. Ensuite j'ai pris mon couffin et je suis allé faire mes courses. Au retour, j'ai éprouvé un choc en pénétrant dans la cour: tous mes vêtements avaient disparus!
- "Tous?"
- "Ab-so-lu-ment tous!", scanda-t-il en faisant
un geste las.
- "Alors?"
- "Alors? Ben, il aurait fallu me voir! Je me suis précipité à mon
appartement, j'y ai déposé le couffin, je suis ressorti en trombe et je me suis dit que celui qui les avait volés devait être en train de les écouler sur le Marché aux puces, et puis, j'ai couru et je suis entré au Marché à toute vitesse. Je l'ai tout de suite remar-
qué parmi la foule."
- "Comment pouvais-tu savoir que
c'était ton voleur?"
- "Ben, j'ai reconnu mes chemises qu'il portait par-dessus son épaule et mes pantalons qui pendaient à ses bras et mes chaus-
settes et mes slips qu'il tenait dans ses mains."
- "Ah, en effet!"
- "Oui et il me tournait le dos. Alors j'ai couru vers lui à toute vitesse en criant: attends, toi, tu vas voir, je vais t'apprendre à me voler mon linge! Et, sans ralentir, je suis arrivé à lui et je lui ai envoyé un grand coup de poing sur la nuque."
- "Ah!"
- "Oui et il s'est affalé de tout son long sur sa face, à quelques mètres de là. J'étais hors de moi et je lui criais: lève-toi, salo-
pard et défends-toi si tu es un homme!"
Alors, des gens ont accourus et m'ont retenu par les bras mais le lascar ne bougeait pas.  En essayant de me dégager des bras qui me retenaient, je lui criai encore:
- "alors quoi? Tu n'as pas le courage de te lever pour te battre. Femmelette! Lève-toi, tu vas voir ce que je vais te faire."
Je me suis débattu pour que l'on me lâche, mais je commençai à trouver curieux que le mec ne se relève pas.  Alors, y'a un type
qui s'est agenouillé près de lui et lui a touché la tête. Puis, il s'est relevé en secouant le sienne.
- "Tu sais quoi? Ben, le type, il était mort."
- "Tu l'as tué?"
- "Ouais, mais moi, j'savais pas. J'aurais pas cru qu'il allait mourir d'un coup de poing."
- "Et alors?"
- "Alors la police m'a arrêté et je suis passé en jugement. J'ai écopé de cinq ans de prison et de cinq ans d'exil assortis d'une
interdiction de séjour en Algérie. Alors je suis venu à Paris."


12
A la mort.

   En dehors de cet exilé qui se nommait Jean-Pierre, j'avais un
autre ami qui était Français mais d'origne *kabyle et qui n'ambi-
tionnait rien de plus qu'à être un Français français.
Avec lui, je m'amusais beaucoup car, comme moi, il avait le sens de l'humour et nous nous amusions comme des fous.
Par un beau soir d'été, alors que nous nous promenions dans les rues du XIV èmè arrondissement, nous fûmes pris dans une rafle de la police. Nous fûmes conduits dans un fourgon
au poste de police de la rue de la Goutte d'or qui était proche de Barbès-Rochechouard. Il y avait un grand nombre d'Algériens qui attendait dans la rue, devant ce poste de police dans lequel on les faisait entrer au fur à mesure que se poursuivait le con-
trôle d'identité. Notre tour arriva et nous fûmes introduits dans ce local  dont les fenêtres étaient grillagées et dans lequel se tenait un homme d'âge mûr qui nous observait.
Mains dans les poches,  je m'avançai nonchalamment vers les contrôleurs quand je ressentis soudain une violente poussée dans mon dos.
L'homme d'âge mûr cria en même temps:
"allez, avance!"
Furieux, je me retournai et le frappai des deux paumes de mes mains sur la poitrine, si fort qu'il tituba et faillit tomber à la renverse. En même temps, je lui criai:
"ne me bouscule pas comme ça, toi!"
Mais, d'un geste rapide, il porta la main à son côté droit et, levant en même temps son bras gauche le mur qui était à ma droite, il hurla:
"au mur! T'entends, au mur!"
Puis il agrippa mon épaule et me poussa vers le mur, en même temps que mon ami auquel il criait:
"au mur, toi aussi, allez, avance!"
Les dents serrées, les poings serrés, je m'apprêtais à me retour-
ner pour le frapper, lorsque mon ami qui avait déjà posé ses mains contre le mur, me cria:
"non, arrête, ne le fais pas! Il tient un pistolet à la main."
Je compris alors seulement qu'il était un agent de police en civil.
Comme j'hésitai, le policier me poussa en criant:
"mains contre le mur, les pieds à un mètre du mur!" Obtempérant avec réticence, je posai mes mains contre le mur
mais n'en n'éloignai pas mes pieds, car je ressentais une furieuse envie de frapper l'agent. Mais mon ami m'appela et, en pleurant et en secouant la tête lentement, il me supplia en langue arabe, de me tenir tranquille:
"je t'en supplie, écoute-moi, ne te retourne pas, il a braqué son pistolet contre ta tête et je te jure qu'il a envie de tirer... je t'en supplie, si ta mère t'est chère, ne fais rien du tout."
Convaincu par ses larmes et son ton suppliant, je m'immobilisai.
"Dis encore un seul mot, un seul!", hurla l'agent derrière moi.
Mon ami secouait lentement sa tête en silence et des larmes coulaient le long de ses joues.
"Dis encore un seul mot!", cria un peu moins fort l'agent de police.
Essayant de tourner ma tête vers lui, je touchai soudain le canon de l'arme qu'il appuyait maintenant derrière mon oreil-
le droite. Alors je m'immobilisai et ne bougeai plus.
Derrière moi, j'entendis l'homme se redresser en faisant glisser une semelle sur le carrelage et, d'une voix un peu moins tendue mais toujours menaçante, il conclut:
"ah, bon, parce que sinon..." 
et sans achever sa phrase, je l'entendis se détourner et s'éloi-
gner de nous.  




13
A la vie.

   Le lieu de travail de cet ami s'étant déplacé loin dans Paris et nos rencontres se faisant plus rares, je fréquentai de nouveau Jean-Pierre l'exilé. Celui-ci se prit pour moi d'une amitié qui me devint bientôt encombrante. Peu de temps avant que je n'obtien-
ne de travail à la fabrique de carton, Jean-Pierre fut touchant de sollicitude envers moi et me vint à l'aide du mieux qu'il pouvait. Malheureusement il était sans travail, lui aussi, mais c'était surtout parce qu'il était un peu paresseux. Grâce à lui, j'obtins
du crédit chez un brave homme de tenancier de bistrot et  sa gentille épouse et ils m'offrirent de garder mon bagage chez eux et me donnèrent tous les matins un petit-déjeûner à tempéra-
ment de paiement. Par un beau midi ensoleillé, Jean-Pierre et moi sortîmes de ce bistrot pour flâner un peu dans la rue du Cherche-midi. A cette heure du jour, elle était déserte. A une centaine de mètres de là, Jean-Pierre s'immobilisa tout-à-coup et, sans se tourner vers moi, il me dit à voix basse et conspira-
trice:
- "Tu vois cet appartement qui est sur la droite du premier étage?"
- "Oui, qu'estce qu'il a, cet appartement?"
- "Chut, ne parle pas si fort."
- "Pourquoi?"
- "Ecoute, tu vois les fenêtres ouvertes de cet appartement?"
- "Oui."
- "Gueule pas si fort, voyons! Ecoute. Y a des peintres dans cet appartement."
- "Mais, bon Dieu, qu'est-ce que cela a d'intéressant?"
- "Tst, t'occupes! Ecoute-moi bien."
Il jeta un regard à sa montre et reprit:
- "Il est midi et demi."
- "Et alors?"
- "Alors, les peintres sont partis bouffer au restaurant, tu comprends?"
- "Tu te fous de moi?"
- "Mais non ,mon con! Je vais t'expliquer: toi, tu restes ici et tu
fais le guet. Moi, je monte à l'appartement et si tu vois quelqu'un arriver, tu siffles n'importe quel air de chanson assez fort pour 
que je t'entende."
Je commençai à comprendre.
- "Tu veux aller piquer quelque chose?"
- "Oui. Bouge pas d'ici et n'oublie pas de siffler, en cas."
Avant que je ne puisse dire quelque chose parce que cette idée ne m'enchantait guère, il traversa la rue et s'engouffra sous le porche de l'immeuble. Je restai donc là à l'attendre, inquiet et je tournais constamment ma tête, tantôt à droite et tantôt à gauche pour voir si personne ne venait. Au bout d'un certain moment qui me parut très long, je vis Jean-Pierre sortir de l'immeuble très calmement.
- "On y va?", dit-il sans s'arrêter à ma hauteur
et je compris que c'était une façon à lui de prendre le large.
- "Oui, il était temps et je commençais à m'inpatienter. Qu'es-tu aller faire là-bas?"
Pour toute réponse, il tira deux billets de 10 Francs et des pièces de monnaie de sa poche, puis il compta le tout et en recompta la moitié qu'il me tendit.
Ahuri, je lui demandai:
- "C'est quoi, ça?"
- "25 Francs. Ils n'avaient que 50 Francs dans leurs poches."
- "Je n'en veux pas."
- "Allons, prends je te dis. C'est ta part."
- "Ma part!"
- "Ouais. Quand on fait quelque chose ensemble, on partage, tu piges?"
Toute honte bue et en bougonnant des paroles confuses, j'ac
-ceptai enfin de prendre cet argent volé parce que je n'avais pas un sou en poche.
- "C'est pas tout", continua-t-il.
- "Qu'est-ce qu'il ya encore?"
Sans mot dire, il sortit une montre-bracelet de sa poche et dit, sans grande conviction:
- "Elle est en or."  
- "Tu es sûr?"
- "Ouais, tiens, regarde et dis-moi si elle est en or."
- "Je ne sais pas, on dirait, mais je ne peux pas l'affirmer."
- "D'après toi, combien pourrait-elle rapporter?"
- "Ben, je ne sais pas, mais si elle est en or, elle devrait rapporter
au moins 25O Francs."
- "250?"
- "Oui."
- "Bon, alors on prend le métro, au noir bien-entendu parce qu'y
a pas d'raison de s'acheter un ticket et on va à Barbès."  
   Arrivés à Barbès, juste devant la station de métro, se trouvait une grande place déserte mais parsemée d'arbres sur toute sa surface.
Un moment plus tard, nous vîmes un homme qui paraissait cu-
rieusement gros et qui était emmitoufflé dans un manteau malgré la clémence du temps, s'approcher de nous à pas circonspects. Nous nous dévisageâmes pendant un certain temps, pui l'homme, qui s'était approché de nous, demanda
d'une voix qui me parut lasse:
- "Bon, qu'est-ce que vous avez à vendre?"
Comprenant qu'il n'était pas un agent de police comme nous le craigniions, Jean-Pierre lui tendit la montre en disant:
- "Elle est en or."
- "Bah, fit l'homme."
D'un geste las et ennuyé, il ouvrit en grand son manteau en écartant ses deux bras et nous vîmes avec surprise qu'il avait
épinglé à la doublure et sur sa veste, une multitude de montres que j'estimai à une centaine.
- "Ben, ça alors!", nous exclamâmes Jean-Pierre et moi en même temps.
- "Ouais, alors, vous comprenez..."
Il referma son manteau, fit demi-tour et s'éloigna de quelques pas, puis il s'arrêta et se tourna vers nous. D'un air morose, il souleva, l'une après l'autre, sa manche gauche, puis la droite pour découvrir ses bras qui étaient chargés d'autres montres
qu'il avait bouclées depuis ses poignets jusqu'à ses coudes.
Enfin, il rabattit ses manches, haussa les épaules et s'éloigna
nonchalamment. Peu de temps après, nous vîmes un jeune homme vêtu d'un costume gris, venir de l'autre bout de la place d'un pas un peu rapide.
Jean-Pierre et moi, nous tressautâmes et nous eûmes presqu'envie de nous sauver. Je lui demandai:
- "Dis, est-ce que tu crois que c'est un flic?"
Il pâlit plus que de coutume en serrant ses mâchoires et en clignant des yeux pour mieux voir l'individu et, enfin, répondit:
- "J'chais pas. Attends, on va voir."
Entretemp, l'homme était arrivé jusqu'à nous. Il avait le visage dur et paraissait être inquiet, un peu sur le qui-vive; il nous demanda d'une voix énergique
- "Qu'est-ce que vous avez à vendre?"
Nous voyant garder le silence, il reprit :
- "Allez, grouillez-vous, quoi! Je ne suis pas
un flic. Si vous n'avez rien à vendre, alors je m'en vais."
- "Une montre en or", lui dit Jean-Pierre en lui tendant l'objet.
L'homme saisit la montre, la regarda de près, puis il foudroya Jean-Pierre du regard:
- "... ça, de l'or?! C'est pas de l'or, c'est du plaqué-or! J'vous en donne 50!"
D'un geste brusque, il nous tendit la montre. Jean-Pierre et moi, nous nous consultâmes du regard.
- "Qu'est-ce que t'en dis?"
Haussant les épaules je me contententai de répondre d'un air dubitatif:
- "Ouais..."
Jean-Pierre se tourna vers l'homme et lui dit:
- "Bon, d'accord."
L'autre plongea sa main dans sa poche et en sortit un billet de
50 Francs qu'il fourra dans la main de Jean-Pierre,  puis il se détourna et s'éloigna de nous d'un pas rapide.
- "Ouais, dit Jean-Pierre, c'est toujours ça. Bon, Tiens."
Il extirpa les 25 Francs de sa part qu'il avait dans une poche et me les tendit en disant crânement mais faiblement:
- "Tiens, c'est ta part."
Je haussai les épaules:
- "Comme ça, au moins, nous avons de quoi bouffer."
- "Ouais", répondit-il d'un air jovial.
Un instant plus tard, nous sautâmes dans le métro en riant.




14
A la mort.

   Quelques soirs plus tard, nous déambulions, Jean-Pierre et moi, de Montparnasse vers St-Germain-des-Prés. En cours de route, nous traversâmes un pont qui enjambait la Seine, vers la rive gauche et nous passâmes à la croisée d'une rue que je ne
connaissais pas. Au milieu de cette chaussée était éparpillé un grand nombre d'oranges.
- "Merde, des oranges!" dit Jean-Pierre, puis il se pencha vers
elles pour mieux les voir.
- "Tu parles! Elles sont pourries," dit-il après son examen.
- "Mais, d'où proviennent-elles?", demandai-je, intrigué.
Il se redressa et, pointant son menton vers le fond de la rue qui se prolongeait en angle de 90° vers la droite, il dit:
- "De là-bas."
Suivant son regard, je vis au fond de ce faux cul-de-sac deux ou trois camions qui étaient garés devant une large grille en fer forgé et des débardeurs qui en déchargeaient des caisses d'oranges.
- "Qu'est-ce que c'est?", m'enquis-je.
- "C'est une petite halle aux fruits et aux légumes. Les mecs que tu vois là-bas, c'est des clodos qui se font embaucher pour décharger les camions. Y en a comme ça pendant toute la nuit."
- "Ah."
Soudain il se baissa et saisit deux ou trois oranges pourries, puis, après un grand élan qu'il fit décrire à son bras droit, il les projetta, l'une après l'autre au loin, en direction des manuten-
tionnaires. Elles décrivirent une grande trajectoire que je suivis de mes yeux et je les vis choir aux pieds des porteurs.
Ces derniers, au nombre de sept ou huit, cessèrent brusque-
ment toute activité en jetant autour d'eux des regards furieux et inquisiteurs. J'éclatai de rire et, plié en deux, je claquai mes mains sur mes cuisses lorsque j'entendis soudain des bruits de
chutes sourds qui frappaient l'asphalte autour de moi. Riant de plus belle, je criai presque:
- "Tu as vu ces cons-là, ils répondent."
Il rétorqua "ouais", puis il ramassa de nouveaux projectiles
et les lança aussitôt vers nos nouveaux adversaires. Je perçus cette bataille comme un amusement et, ramassant plusieurs
fruits gâtés, je les lançai en rafale en les suivant des yeux pour voir si j'allais faire mouche. Les porte-faix se démenèrent comme des diables pour les éviter, puis, pris de colère et, tout en juran , ils nous bombardèrent tant et si bien que nous dûmes battre en retraite pour   nous mettre à l'abri du mur du coin de cette rue. Riant de bon coeur, nous reprîmes notre pérégrination vers les grands boulevards où nous passâmes une partie de la nuit à vadrouiller.
   Vers minuit, nous reprîmes le chemin du retour et arrivâmes bientôt à ce pont de la Seine que nous avions déjà traversé auparavant.
- "Attends, arrête-toi", me dit soudain Jean-Pierre en me retenant par le coude.
- "Qu'est-ce qu'il y a?" demandai-je.
Sans répondre, il s'arrêta et, épiant vers la droite, il regarda dans une rue que je reconnus être celle où avait eu lieu notre bataille de fruits pourris, mais il ne s'y trouvait, apparamment, pas âme qui vive. Il n'y avait là qu'un grand nombre de fruits éclatés qui jonchaient le sol.
Jean-Pierre s'engagea dans la rue en me disant:
- "Viens, j'crois qu'il y a quelqu'un qui est couché là-bas."
Je ne pus rien discerner mais je le suivis sans enthousiasme, puis, nous parvînmes jusqu'à un jeune homme qui était  sale et
misérablement vêtu et  qui dormait à même l'asphalte  au beau milieu de la chaussée.
Etonné, je dis:
- "Il est fou ou quoi? Il risque de se faire écraser par un camion."
- "Bof, répondit évasivement Jean-Pierre, y en pas à c't'heure-ci."
Tête inclinée, il observait l'homme qui semblait être un maghré-
bin avec beaucoup d'attention. Quelqu'un toussota quelque part dans la pénombre. A un mouvement qu'il fit, je discernai que c'était l'un des manutentionnaires de tantôt qui étaient tous couchés de chaque côté de lui et qui, tête près d'un mur, sem-
blaient tous dormir.
- "T'as vu?"
- "Oui, ce sont les clodos de tout-à-l'heure,"
répondit-il.
Maintenant, je pouvais voir le prolongement à angle droit de cette rue qui débouchait sur d'autre rues, comme un carrefour normal. Me tournant de nouveau vers Jean-Pierre, je vis avec effarement qu'il fixait l'homme couché avec haine et qu'il fourailler en même temps dans la braguette de son pantalon.
Comprenant son intention, je lui criai:
- "Mais, qu'est-ce que tu fais, tu es fou?"
- "Ssst, t'occupes?!"
- "Fais pas le con!"
- "Tais-toi, laisse moi faire."
Au même moment, un jet d'urine qui scintillait à contre-jour dans la lumière du lampadaire vint s'abattre, en pétillant, sur le visage du dormeur. Sa tête me parut servir d'urinoir pendant
un temps effroyablement long bien que cela ne dura que quel-
ques secondes, puis son visage se crispa dans son sommeil.
Peu après, il ouvrit brusquement ses yeux mais il ne fit  aucun mouvement. La bouche ouverte comme s'il allait crier,
il regarda avec ahurissement l'urine qui se déversait  sur lui.
Puis il posa soudainement ses deux mains à plat sur l'asphalte et, rapide comme un félin, il se propulsa en l'air et tomba aus-
sitôt sur ses pieds de manière surprenante. Ebahi, je le vis  nous observer tous deux tragiquement, puis mes yeux coulissèrent vers les autres dormeurs. Aucun d'eux ne broncha.
Le visage tordu par une grimace de douleur et de fureur à la fois, les larmes aux yeux, il tendit ses deux bras vers Jean-Pierre comme s'il voulait l'agripper, puis ils'élança soudain vers lui. Jean-Pierre qui fermait sa braguette, l'évita avec adresse et s'enfuit à toutes jambes dans le prolongement de la rue.
Le clochard, les bras encore tendus, me regarda du coin de l'oeil, puis il se tourna carrément vers moi. Je lui criai:
- "Mais, tu as bien vu que ce n'était pas moi!"
Sans répondre, il se jeta sur moi, les mâchoires fortemet serrées. L'évitant de justesse, je courus comme une flèche à la suite à la suite de Jean-Pierre. Il faisait sombre dans cette rue et je ne pus le voir dans l'obscurité, mais, je pouvais entendre le martèlement de ses chaussures sur le sol et je crus comprendre qu'il allait tourner sur sa gauche dans la prochaine adjacente.
Puis, je n'entendis que le bruit que faisaient mes propres pas qui résonnaient dans le silence aussi fort que des sabots de bois. Arrivé au coin de la rue, je décidai de tourner à droite afin de mettre notre poursuivant dans l'embarras du choix et me hâtai vers le pont de la Seine par lequel nous étions venus.
   Peu avant d'arriver au coin de la rue et connaissant les ruses de cette sorte de courses-poursuites, j'estimai que le poursui-
vant, si c'était moi qu'il poursuivait, continuerait jusqu'au prochain coin de rue avant de biffurquer à droite parce qu'il
s'attendrait que je tourne à gauche après avoir tourné à droite. Mais, pour le leurrer, je tournai à droite au lieu de la gauche afin
de tourner en rond pour revenir à notre point de départ où il ne m'attendrait sûrement pas. Mais, une fois parvenu à l'endroit précis, je vis surgir devant moi soudainement  le clodo qui, plus
rusé que, avait ôté ses chaussures pour ne pas être localisé dans le noir et qui arrivait très vite à ma rencontre.
Bouche bée, je m'immobilisai aussitôt à une douzaine de pas de lui. Je lus une farouche résolution dans son regard qu'il fixait sur ma poitrine, à hauteur de mon coeur et je le vis franchir la
courte distance qui nous séparait en transformant ses pas de course en bonds allongés, tout en tenant dans sa main droite,
collée contre son  flanc, un grand canif déplié dont la lame était fine et affûtée. Il était trop tard pour moi pour me retourner et battre en retraite, alors je restai pétrifié en le regardant effectuer son avant-dernier bond, le bras prêt à frapper avec force.
Tout se passa très vite et avant que je ne puisse préparer une parade, un agent de police surgit entre nous aussi soudaine-
ment qu'un diable qui sort de sa boîte. Stupéfait, je les regardai l'un et l'autre sans comprendre, car l'assaillant venait de stopper subitement son envol vers moi, le regard coulissant vers l'agent, le couteau habilement dissimulé derrière son flanc, le geste
prompt qu'il fit pour replier la lame dans le couteau avant de le fourrer, rapide comme l'éclair, dans la poche de son pantalon.
Après avoir effectué une série de petits pas pour freiner sa course, le clochard resta immobile en regardant avec crainte l'agent de police qui le toisait calmement.
D'une voix blasée, froide et sûre, le policier dit au cochard:
- "Encore toi! Et bien, vas-y, j'attends."
L'assaillant, maté, confus et silencieux, jeté un regard vaincu vers le policier et baissa piteusement la tête. 
Réalisant la chance que je venais d'avoir, je compris qu'il n'y avait rien à discuter et je priai l'agent de police:
- "Monsieur l'agent, s'il vous plaît, pouvez-vous le surveille jusqu'à ce que j'ai passé le pont."
Il jeta un bref regard vers l'endroit indiqué et répondit gentiment:
- "Vas-y."
Faisant volte-face, je courus rapidement vers le pont et ne m'ar-
rêtai qu'après être arrivé sur l'autre rive.
Arrivé là, je m'arrêtai et me tournai vers eux: ils se tenaient au même endroit et chacun d'eux me regardait à sa manière. Enfin je compris la soudaine apparition de l'agent de police juste au moment fatidique. Etant là de faction, il avait dû nous remarquer dès le moment où nous nous étions engagés dans cette rue,
puis, lui aussi avait dû suivre attentivement l'évolution des bruits respectifs de nos pas dans le noir et, connaissant le lascar qui nous avait poursuivis, il s'était dissimulé dans l'ombre
d'un porche voisin pour observer ce qui allait suivre. Enfin,
ressentant la gravité de la situation, il était intervenu au bon moment.



 15
A la Vie
   Après cela, je rompis toute relation avec Jean-Pierre et je ne fréquentai plus, dorénavant que l'un ou l'autre de mes amis de travail qui étaient plus raisonnables.
   La cartonnerie qui m'employait, m'envoya, un jour, avec toute mon équipe, à l'usine de voitures Simca, que l'on voulait transfé-
rer au Brésil. Il s'agissait pour nous d'emballer dans des gran-
des caisses que nous faisions sur mesure, les presses qu'on avait démontées dans ce but. J'appris donc à fixer des planches sur des poutrelles en les clouant avec des clous dix centimètres de long, que j'appris vite à enfoncer dans le bois d'un seul coup de marteau. Tous les ouvriers avaient si bien travaillé durant tout un mois, que notre employeur nous octroya, à tous, une prime de rendement de trois cents francs, qu'il joignit à notre paie mensuelle.
   Je me promettais de dépenser la prime en virées nocturnes dans Paris, mais la Providence aidant, sans doute, je changeai d'avis et déposai cet argent sur un compte courant postal.
"Sait-on jamais?", avais-je pensé alors. 
   Pendant les deux mois qui suivirent, je fus tenté, à maintes reprises, de retirer cet argent de mon compte et le hasard fit bien les choses. Car, par une bellle fin d'après-midi ensoleillé du mois d'Août mille neuf cents soixante et un, je revenais, d'un pas léger, à mon domicile de la rue du Cherche-midi. C'était un foyer pour les travailleurs de l'usine de carton où j'étais em-
ployé et dont l'entrée était une immense porte-cochère dans la-
quelle était pratiquée une autre porte qui était de taille usuelle. 
 Celle-ci donnait sur le porche qui avait été emmenagé en salle de réfectoire. A son extrémité, il y avait une courette qui abritait un évier extérieur et des sanitaires qui étaient également dotés d'une salle de douche. Plus loin, il y avait deux grands dortoirs qui étaient dissimulés du regard par des murs faits de planches de bois et, enfin sur leur droite, se trouvait une vaste cuisine.   
                  


 16
A la mort.

   Je vécus à Stuttgart pendant un mois environ, en faisant des petits jobs qui ne demandaient pas de connaissances en langue allemande, comme plongeur dans un bar, par exemple. De temps à autres, je me joignais à des Algériens qui, à ma surpri-
se, étaient organisés et qui se réunissaient poradiquement pour
discuter de choses qui m'étaient étrangères.
J'appris, grâce à leurs récits, qu'ils étaient partie prenante de la guerre d'Algérie et qu'ils avaient obtenu le statut de réfugiés politiques en Allemagne parce qu'ils craignaient des représailles du gouvernement français à cause de leurs activités subversi-
ves passées. Ils faisaient, pour la majorité d'entre eux, partie de l'organisation de la libération de l'Algérie qui se nommait déjà le Front de libération nationale.
L'un d'eux consentit à me venir en aide et m'hébergea une première nuit chez lui, à Böbligen, petite ville de quarante mille habitants qui se trouvait à une trentaine de kilomètres de Stuttgart. Le lendemain même, son épouse me conduisit à trois
kilomètres de là, à un village où une brave famille me sous-loua une mansarde dans sa maison. Il ne me fut pas facile de régula-
riser ma situation auprès des autorités allemendes parce que je
n'avais pas participé à cette guerre de libération de l'Algérie.
   Pour cette raison, les représentants du Front de libération nationale algériens me refusèrent  tout soutien. Je me rendis donc seul à la Préfecture de Police de Böblingen où j'eus la
chance de rencontrer un jeune inspecteur de Police qui parlait le
Français à la perfection. Lorsque je lui exposai ma situation, il fit preuve de compréhension et de sollicitude et il obtint pour moi du Front de Libération nationale qui était hébergé par le syndi-
cat nommé IG Metall, une quelconque lettre de recommandation
dont je ne connus jamais le contenu, mais qui était nécessaire à l'établissement d'un dossier destiné à me faire octroyer le statut de réfugié politique en tant qu'objecteur de conscience.        Quelques jours plus tard, j'obtins ledit statut de réfugié politi-
que ainsi qu'un permis de séjour et un permis de travail. Je fus envoyé par le Bureau du travail à la Reparaturwerk de Daimler-Benz qui m'offrit un emploi d'aide-ouvrier à la réparation des
véhicules militaires américains qu'on avait gardés là depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
   Mon salaire était si dérisoire que mes collègues de travail allemands, voyant que je ne mangeais rien pendant la pause de neuf heures du matin, m'offraient spontanément des tartines beurrées et des pommes.
Ainsi, je vécus pendant plusieurs mois dans ce village qui se nommait Darmsheim et travaillais à la limite qui sépare
Böblingen de Sindelfingen, ville ouvrière qui était accolée à l'usine de fabrication de véhicules de Mercedes-Benz. Pendant les trois ou quatre premiers dimanches du premier mois, je liai amitié avec les membres de Front de libération nationale et me
rendis, pendant ces quelques jours, à la rencontre qu'ils orga-
nisaient toujours d'abord dans un café miteux de la gare de Böblingen. Là, je m'ennuyai vite à mourir de  les entendre gémir, à chaque fois, les mêmes regrets du pays, qu'ils ponctuaient
toujours avec les mêmes soupirs et les mêmes voeux de prompte libération de la patrie. Ne pouvant partager leur feinte
nostalgie  qui ne masquait qu'une pauvreté d'esprit évidente, je fus si vite lassé d'eux que je ne retournai plus les voir.
Je connaissais, en outre, quatre autres Algériens dont le com-
portement était moins navrant et que je rencontrai de temps en temps dans l'un des quelques cafés ou bistrots de la petite ville. L'hiver arriva et mon maigre salaire ne me suffisant plus pour vivre décemment, je dus un jour demander à l'un de ces Algériens de me prêter un peu d'argent jusqu'au vendredi
suivant qui était jour de paie. 
Comme il n'avait pas d'argent sur lui, il me fixa un rendez-vous pour le soir-même à dix-neuf heures dans un bistrot éloigné qu'il nomma Little Chicago et duquel il m'indiqua le chemin à suivre pour le trouver.
   Ce soir-là, je fus ponctuel au rendez-vous dans ce bistrot allemand qui appartenait à l'épicerie attenante avec laquelle il partageait une porte de communication qui se trouvait derrière
le comptoir du bar. En fait, c'était tout le rez-de-chaussée de cette maison de coin qui appartenait au gros et débonnaire épicier. Je m'étais installé à la première table qui se trouvait près de la porte d'entrée afin de voir mon ami aussitôt qu'il pénétre-
rait dans le bistrot. Je commandai une tasse de café que je fis durer longtemps, car le temps passait et mon ami ne venait toujours pas. La serveuse venait de temps en temps regarder dans le fond de ma tasse et, voyant qu'elle contenait encore du café, repartait sans desservir la table. Il ne me restait que quelques pièces de menue monnaie dans ma poche et je fumais ma dernière cigarette.
   De nouveaux clients commencèrent à affluer dans la salle,
mais elle était assez vide pour que je puisse remarquer, dans le fond, une femme brune qui était attablée avec un Américain de couleur en civil. Cette femme me jetait de temps à autre, des regards à la dérobée sans cesser de converser avec cet homme.
Deux heures environ s'étaient écoulés depuis ma venue et je commençais à  ressentir la faim en même temps que de l'amer-
tume, car je comprenais que mon ami ne viendrait pas.
Je me demandais déjà ce que je pouvais bien faire lorsque l'homme qui tenait compagnie à la femme brune m'interpella, sans se lever de sa table, à plusieurs reprises avant que je ne comprisse qu'il s'adressait à moi.  
- "Yes?", lui crai-je.
- "D'où viens-tu?"
- "D'Algérie."
- "Ah... et que fais-tu ici?"
Je lui expliquai tant bien que mal en Anglais, ce qui m'avait amené en Allemagne. Je perçus, à un certain moment, que la femme avait fait un mouvement vers l'homme mais je n'y atta-
chai pas d'importance. Cependant, l'homme me pria:
- "Eh, wo'nt you please come over?",
et , de la main ouverte, il m'indiqua la chaise qui était près de lui. Saisissant ma tasse, qui me servait d'alibi pour ne pas commander d'autre boisson, je me rendis à leur table et m'assis en face de la femme qui me regardait en silence.
L'homme me posa amicalement d'autres questions au sujet de la guerre d'Algérie et je luis répondis avec bonne volonté.
Au bout de quelques minutes de cet entretient, l'homme se leva
en s'excusant auprès de la femme en disant qu'il était navré mais que le moment était venu pour lui de partir.
Ennuyé d'être assis à la table de cette femme avec laquelle je n'avais pas échangé la moindre parole, je voulus m'éloigner
à mon tour, mais avant de me lever, je palpai le paquet de cigarettes que j'avais posé sur la table et sentis qu'il était presque vide.
Elle endit vers mi son paquet de cigarettes ouvert et me demanda:
- "Do you want a cigarette?"
En la remerciant, je pris une cigarette et l'allumai en songeant à ce que j'allais entreprendre ce soir-là.
Mais elle me demanda:
- "Do you want to have a drink?"
Pris de court, j'acquiescai en remerciant une nouvelle fois:
- "Yes, thank you."
Puis, après que la serveuse nous ai apporté notre commande, nous entamâmes , la femme et moi, une discussion qui dura environ une heure. La femme, qui me dit se nommer Loretta, se pencha vers moi et me demanda à voix presque basse:
- "Do you want to have something to eat?"
Je compris qu'elle avait remarqué ma pâleur et que j'étais affamé, alors, sans biaiser, j'acceptai  son offre et elle -com
manda pour moi une escalope de veau, un grand plat de salade de pommes de terre et des tranches de pain. Après le repas, nous nous entretînmes encore pendant quelque temps, puis la femme me dit qu'elle devait partir et me demanda:
- "To-morrow, same place, same hour?"
J'acceptai avec joie et je la retrouvai le lendemain soir au même endroit et la même heure que la veille.  
Nous passâmes de nouveau la même soirée que la veille, en mangeant, buvant, fumant et parlant jusqu'au moment où elle dut partir en me fixant rendez-vous pour le lendemain soir:
- "To-morrow, same place, same hour?"
Le lendemain soir se passa comme les deux soirées précéden-
tes et, lorsqu'elle se leva pour prendre congé,
je lui jetai un regard malicieux en pensant:
"Alright, to-morrow, same place, same hour?"
Mais, au lieu de cela, elle me demanda si je voulais bien l'accom-
pagner jusqu'à chez elle.
Je la suivis donc et nous passâmes trois jours et trois nuits à faire l'amour sans mettre une seule fois le nez dehors.  Le quatrième jour, assez tôt dans la matinée, trois jeunes femmes joyeuses firent irruption dans l'appartement et nous trouvèrent encore vautrés dans le lit.
Parmi ces femmes se trouvait la serveuse du bistrot qui nous avait servi pendant les soirées précédentes. Elles se mirent à parler en Allemand, toutes à la fois, en riant d'une manière
espiègle et en taquinant ma nouvelle petite amie en faisant allusion à moi, mais d'une manière si vulgaire que je compris qu'elles étaient des prostituées.   
Leur curiosité satisfaite en ce qui concernait la nouvelle con-
quête de leur amie, elles s'éclipsèrent en riant et en minaudant.
Alors la femme se tourna vers moi et me dit:
- "I suppose that you know now my profession?"
- "Yes", répondis-je en essayant de mettre de l'ordre dans mes idées.
Un peu déçu, je voulus m'en aller, mais elle me retint et me pria de l'attendre ce soir-là, dans le même bistrot où elle promettait de me rejoindre vers vingt-trois heures:
- "Commande à manger, à boire et à fumer autant que tu voudras et dis à la serveuse que tu connais maintenant que je paierai l'additiopn quand je viendrai." 
Je partis de chez elle avec l'intention de ne plus revenir, mais, en cours de route, la neige qui m'arrivait jusqu'aux mollets et la perspective de joindre ma mansarde froide sans le sou, me firent rebrousser chemin et je me rendis au bistrot pour l'y attendre comme elle me l'avait demandé.



 Cela fut la cause de la mise en danger
de mon existence et de ma salvation
en même temps.
J'emménageai chez Loretta et devins
un habitué du Little Chicago.
On l'avait nommé ainsi parce qu'il était
fréquenté en majeure partie par des GI's
de couleur de l'Armée américaine.
Ils s'y trouvaient aussi régulièrement
neuf prostituées et quelques étrangers
de différentes nationalités. Nous finîmes tous
par nous connaître et nous lier d'amitié.
Il y venait aussi un drôle de petit personnage
ennuyeux qui était un Algérien d'origine
kabyle que deux balles tirées sur lui, dans
la tête, par la Police de Paris n'avaient pas
réussi à tuer. Lune d'elles avait fracassé ses
dents et atteri mollment dans son larynx,
tandis quel'autre s'était tout simplement
platie dur son crâne.

Un seul jeune Algérien venait de temps à autre
s'entretenir avec moi dans le bistrot et nous
comprîmes rapidement que le kabyle était un
espion du Front de libération nationale algérien.
Peu de temps après nous être approchés
hypocritement, il nous demanda de verser
des cotisations de vingt-cinq deutsche
Mark pour soutenir la révolution algérienne.
Ensuite, ayant remarqué que j'étais le petit
ami attitré de Loretta, il décida qu'elle ausi
devait verser la même cotisation.
Ce fouineur n'était aimé de personnes,
ni des Algériens, ni des Allemands et
ni des Américains.

Me voyant un jour revenir du centre-ville en taxi,
il réclama une troisième cotisation, parce que
voyager en taxi représentait pour lui un signe
de richesse, alors, excédé, je l'empoignai au
collet et lui criai au visage que s'il ne s'en
allait pas immédiatement sans faire d'autre
revendication, je lui casserais la figure.

Lassé, je cessai de lui donner de l'argent tous
les mois et j'écrivis une lettre à ma soeur
qui s'était mariée entretemps avec un
combattant du FLN dont elle disait qu'il était
en même temps le chef du Bureau politique
et de la  propagande en Oranie. Je lui
narrai ma scission du FLN et demandai que
son mari, qui en faisait partie, me donne un conseil.
Ce dernier me fit savoir que je ne devais plus
verser de cotisations et de dire à ceux qui
m'en réclamaient que j'allais les verser
directement en Algérie par le truchement de
mon beau-frère. Après que j'eus agi de cette
manière, la situation s'envenima entre ces
gens et moi. Puis, un soir, l'affreux espion vint
au Little Chicago dans lequel j'étais attablé seul.

La plupart des soldats américains étaient
devenus mes amis et plus particulièrement
un géant qui mesurait deux mètres et douze centimètres
de hauteur. Ce dernier avait taquiné,
un jour que nous étions assis au bord d'une piscine
en plein air, Loretta et l'une de ses amies en leur lançant
des boulettes qui tombaient d'un abre
proche et, m'emportant, je lui dis que s'il ne
cessait pas de nous ennuyer,
je lui casserais la gueule. Alors, il s'était levé
tout doucement de sa place pour mettre
sa haute taille en évidence et, constatant
qu'il était un géant débonnaire, je fus pris
de rire malgré moi. Lui aussi, il avait ri
de bon coeur, et au bistrot, il s'approcha de
moi pour m'offrir son amitié. Un autre militaire
de carrière, débonnaire et sympathique,
m'appréciait tant qu'un jour il me fit l'offre
de m'adopter en tant que fils et de m'envoyer
par avion dans le Bronx, à New-York, chez
sa famille dont il me montra des photographies,
afin que j'y vive en attendant qu'il ait fini son
service militaire. Mais j'avais décliné son
offre en disant que je n'étais pas orphelin et
que, ma mère, que je voulais revoir, vivant
en Algérie, les USA s'avéreraient être
trop éloignés pour que je puisse lui faire
de fréquentes visites.
Le fouineur vint jusqu'à ma table et me
déclara qu'un monsieur du Front souhaitait
me parler.
- Il n'a qu'à venir ici, lui- répondis-je.
- Non, le monsieur ne souhaitait pas entrer dans

cet établissement,  il attendait à l'extérieur.
- Va chier, si il veut me parler, il n'a qu'à venir
ici, m'étais-je emporté.
L'espion sortit et revint quelques minutes
plus tard. - Il te fait dire qu'il préfère s'entretenir
avec toi dehors.
-Va au diable, ici et nulle part ailleurs.
Rouge comme une pivoine, le fouineur quitta
de nouveau l'établissement. Un moment plus tard,
un homme de taille moyenne et à la mine sinistre,
vêtu d'un manteau gris, entra et s'approcha de moi.
Il parla d'une voix posée qui ne cachait pas une certaine contrainte:
- Monsieur Souane, ce que j'ai à vous dire ne
souffre pas l'ambiance enfumée de
cet établissement. Je vous propose de venir
avec nous au bistrot qui se trouve à l'autre
bout du terrain vague qui longe la voie ferrée
pour y converser dans le calme.
Comme il s'était exprimé poliment, je ne pus
qu'acquiescer et le suivre au dehors.
Nous nous engageâmes dans la rue adjacente qui
était très sombre et permettait un accès au terrain
vague très mal éclairé et que nous devions
traverser sur toute la longueur pour arriver
jusqu'à l'autre bistrot qu'on pouvait déjà
voir de loin. En dehors du fouineur et de
l'homme en manteau il y avait encore trois
autres personnages silencieux. Nous nous
arrêtâmes en bordure du terrain vague et
je me retournai pour voir  ces derniers
qui marchaient derrière nous, parce qu'ils
s'entretenaient entre eux à voix basse.

Je demandai à l'un d'entre eux si nous ne
pouvions discuter sur place parce que cela
nous ferait gagner du temps, mais il rétorqua
qu'il préférait aller au bistrot d'abord.
Cet homme était debout en face de moi et
me regardait d'une étrange façon. Je vis briller
dans le noir quelque chose qu'il portait à
la ceinture etne pus dire s'il s'agissait
tout simplment de la boucle de cette
dernière ou si c'était une arme quelconque.
Comme je faisais face à la rue que nous
venions de quitter, j'aperçus tout-à-coup
un homme se relever lentement, comme
s'il s'était penché auparavant pour ne pas
être vu de nous et je reconnus mon ami Américain
qui était un géant. Maintenant, plusieurs ombres
se redressèrent l'une après l'autre dans le noir et
je vis que la plupart des soldats du bistrot nous
avaient suivis discrètement jusqu'à cet endroit.
Le géant éleva son poing droit qui était aussi gros
que la tête d'un enfant et fit mine de l'abaisser
pour frapper quelqu'un tout en me demandant
n inclinant sa tête, s'il devait frapper.
Je secouai lentement la tête ensouriant.
L'homme qui me faisait face m'observa avec
terreur et se retourna lentement pour voir le
danger qui menaçait derrière lui.
Puis, les yeux agrandis par la peur, il passa
à côté de moi pour s'éloigner du géant
qui l'avait effrayé.
Celui-ci, ne se cachant plus, me demanda
à voix haute:
- Do you need help?
Prudent, je répondis de la même manière:
- I do'nt think so, but please, watch us untill we'll get
into the bar-room overthere.
- Alright, répondit-il et il resta avec ses amis
au même endroit pour nous surveiller.
Après quoi, rassuré par la présence de mes
amis Américains, je repris le chemin avec le
petit groupe qui m'encadrait.
Me tenant sur mes gardes, je surveillai ces
hommes du coin de l'oeil jusqu'à ce que nous
parvînmes à destination.
Nous entrâmes dans le petit bistrot de bord de
route et nous ous assîmes à une table.
- Bon, que voulons-nous boire?, demanda l'homme
au manteau gris et je reconnus à l'attitude de ses
acolytes, qu'il en était le meneur.
Ils commandèrent, comme si cela allait de soi,
qui un café, qui une limonade.
N'y tenant plus, j'explosai:
- Oui, c'est ça! Quand nous sommes ensemble,
vous commandez des cafés, mais quand
vous êtes entre vous, vous vous soûlez la gueule!

Je vais vous dire quelque chose: à Stuttgart,
à la terrasse d'un café plein de monde, l'un de
vous m'a menacé avec un revolver pour me
chasser parce que je lui avais demandé de
m'aider à obtenir le statut de réfugié politique
et, comme je respectais les convenances et
que je buvais de la limonade, alors, je suis
devenu furieux et j'ai brandi ma bouteille
qui était encore pleine pour le menacer de
le frapper à la tête. Il jeta un regard penaud
autour de lui et rengaina son arme sans rien dire.

Vous ne vouliez rien entendre quand je vous ai
demandé une lettre de recommandation que me
réclamient les autorités allemandes et c'est un
inspecteur de Police allemand qui vous a obligés
à me la fournir. Vous vouliez me faire payer des
cotisations supplémentaires parce que vous
m'aviez cru aisé. Et vous venez me faire chier
par dessus le marché en m'entraînant ici pour
commander hypocritement du café et
de la limonade. Moi, je n'ai pas besoin d'être
hypocrite et si je veux boire quelque chose,
je la bois, même devant vous.
Me tournant vers le comptoir, je hélai la
serveuse et commandai:
- Fräulein, ein cognac, bitte schön.
La serveuse s'exécuta aussitôt et posa le verre
de cognac devant moi. Le visage du meneur se
congestionna, ses yeux rougirent  comme si
il montait des larmes devexation, puis ilse tourna
vers ses satellites et les regarda tour à tour
silencieusement. Ceux-là, perplexes, le regardèrent
avec une compréhension complice et, ensuite,
il me foudroyèrent du regard.
Excédé, je me levai promptement, puis je bus
le cognac d'un seul trait et le reposai d'un coup
sec sur la table. Enfin, je m'en allai en disant:
- Voilà et maintenant, allez tous au diable!
Quelques jours plus tard, le fouineur vint rôder
autour de moi au Little Chicago.
Excédé par son manège, je lui lançai à
brûle-pourpoing:
- Qu'as-tu à me dire?
- Ben, voilà, répondit-il avec quelque gêne,
on s'est dit qu'il y a longtemps que tu ne
viens plus à nos réunions du dimanche.
- Et alors?
- Ben, nous avons décidé pour la prochaine
réunion d'aller la tenir en organisant un
pique-nique au bord de la forêt qui se trouve
entre les villages de Dagersheim et de Darmsheim,
à environ un kilomètre de la gare de Böblingen.
On t'y invite. Tu viendras, dimanche à onze heures?
- Bon, ben, d'accord, je viendrai.
- Alors salut, à dimanche.
- Salut.
Mais ce dimanche fut exceptionnel car il débuta
par une radieuse matinée de printemps ensoleillé.
Loretta m'avait réveillé d'assez bonne heure pour
que je puisse aller à mon rendez-vous.
Nous habitions au premier étage d'une petite
maison qui avait été construite parmi d'autres emblables
dans un quartier qui se trouvait à une extrémité
de la petite ville.
De la fenêtre ouverte, on pouvait voir,
à environ deux ou trois cents mètres de la
maison, l'orée d'une forêt voisine et
la petite colline qui s'élevait à sa lisière.  
Par beau temps, nous nous y rendions, Loretta,
sa voisine Margaret et son ami mexicain
Tony pour y faire un petit pique-nique ou
converser un peu en buvant quelques
bouteilles de bière. Loretta avait préparé
mon petit-déjeûner dans la cuisine et,
avant de m'y rendre, je me tournai vers elle
et la vis resté debout au milieu de
la pièce, songeuse et la tête inclinée
sur le côté. J'en fus touché et je
regrettai de ne pas l'emmener nous promener
sur la colline par un temps aussi splendide.
Alors je lui demandai
si elle ne préérerait pas que nous allions
pique-niquer au bord de la forêt et, se
tournant vers moi, elle répondit:
- Mais, tu as un rendez-vous...
- Au diable, le rendez-vous!
- Mais, ce ne serait pas correct vis-à-vis
de tes compatriotes et vous aurez sans doute
beaucoup de choses à vous dire.
- Tu parles!, m'écriai-je, nous n'avons
rien à nous dire. J'en ai assez de voir
leur mine contrite, d'entendre leurs voeux
perpétuels pour l'Algérie, leurs soupirs, leur
hochement apparamment triste de leur tête,
de cette amertume feinte. Je m'ennuies à
mourir avec eux.
- Bon, ben, si c'est comme ça, je vais
frire un poulet pané, faire une pickle-salad et
mettre d'autres bonnes choses dans la corbeille.
Ce fut alors un charmant petit pique-nique que
nous fîmes sur la colline fleurie, elle et moi ainsi
que Margaret et Tony qui
s'étaient joints à nous.
C'est à ce pique-nique improvisé
que je dus de n'avoir pas été assassiné ce jour-là.
En fait, je n'appris cela
que deux ans plus tard, lorsque je me rendis
en Algérie en compagnie de la femme que j'allais
épouser quelques temps plus tard. C'est en
me rendant à une réunion à laquelle m'avait
invité mon influent beau-frère que je fis la
connaissance avec celui qui avait été chargé
de me tuer. Il m'expliqua que c'était parce que
j'avais manqué de respect au groupe de
parlementaires qui m'avaient conduits à
l'autre bistrot,  le soir où ils étaient venus
me chercher au Little Chicago. Il précisa aussi
que le groupe de choc qui avait été chargé
de mon exécution comptait m'abattre dans la
forêt à l'aide d'une mitraillette.
Enfin, l'influence de mon beau-frère et 
le courage que je montrai en bravant
mon détracteur firent que ce dernier battit
en retraite et que cette affaire
fut classée une fois pour toutes.




Cela fut la cause de la mise en danger
 
 
de mon existence et de ma salvation
en même temps.
J'emménageai chez Loretta et devins
un habitué du Little Chicago.
On l'avait nommé ainsi parce qu'il était
fréquenté en majeure partie par des GI's
de couleur de l'Armée américaine.
Ils s'y trouvaient aussi régulièrement
neuf prostituées et quelques étrangers
de différentes nationalités. Nous finîmes tous
par nous connaître et nous lier d'amitié.
Il y venait aussi un drôle de petit personnage
ennuyeux qui était un Algérien d'origine
kabyle que deux balles tirées sur lui, dans
la tête, par la Police de Paris n'avaient pas
réussi à tuer. Lune d'elles avait fracassé ses
dents et atteri mollment dans son larynx,
tandis quel'autre s'était tout simplement
platie dur son crâne.


Un seul jeune Algérien venait de temps à autre
s'entretenir avec moi dans le bistrot et nous
comprîmes rapidement que le kabyle était un
espion du Front de libération nationale algérien.
Peu de temps après nous être approchés
hypocritement, il nous demanda de verser
des cotisations de vingt-cinq deutsche
Mark pour soutenir la révolution algérienne.
Ensuite, ayant remarqué que j'étais le petit
ami attitré de Loretta, il décida qu'elle ausi
devait verser la même cotisation.
Ce fouineur n'était aimé de personnes,
ni des Algériens, ni des Allemands et
ni des Américains.

Me voyant un jour revenir du centre-ville en taxi,
il réclama une troisième cotisation, parce que
voyager en taxi représentait pour lui un signe
de richesse, alors, excédé, je l'empoignai au
collet et lui criai au visage que s'il ne s'en
allait pas immédiatement sans faire d'autre
revendication, je lui casserais la figure.

Lassé, je cessai de lui donner de l'argent tous
les mois et j'écrivis une lettre à ma soeur
qui s'était mariée entretemps avec un
combattant du FLN dont elle disait qu'il était
en même temps le chef du Bureau politique
et de la  propagande en Oranie. Je lui
narrai ma scission du FLN et demandai que
son mari, qui en faisait partie, me donne un conseil.
Ce dernier me fit savoir que je ne devais plus
verser de cotisations et de dire à ceux qui
m'en réclamaient que j'allais les verser
directement en Algérie par le truchement de
mon beau-frère. Après que j'eus agi de cette
manière, la situation s'envenima entre ces
gens et moi. Puis, un soir, l'affreux espion vint
au Little Chicago dans lequel j'étais attablé seul.

La plupart des soldats américains étaient
devenus mes amis et plus particulièrement
un géant qui mesurait deux mètres et douze centimètres
de hauteur. Ce dernier avait taquiné,
un jour que nous étions assis au bord d'une piscine
en plein air, Loretta et l'une de ses amies en leur
lançant des boulettes qui tombaient d'un abre
proche et, m'emportant, je lui dis que s'il ne
cessait pas de nous ennuyer,
je lui casserais la gueule. Alors, il s'était levé
tout doucement de sa place pour mettre
sa haute taille en évidence et, constatant
qu'il était un géant débonnaire, je fus pris
de rire malgré moi. Lui aussi, il avait ri
de bon coeur, et au bistrot, il s'approcha de
moi pour m'offrir son amitié. Un autre militaire
de carrière, débonnaire et sympathique,
m'appréciait tant qu'un jour il me fit l'offre
de m'adopter en tant que fils et de m'envoyer
par avion dans le Bronx, à New-York, chez
sa famille dont il me montra des photographies,
afin que j'y vive en attendant qu'il ait fini son
service militaire. Mais j'avais décliné son
offre en disant que je n'étais pas orphelin et
que, ma mère, que je voulais revoir, vivant
en Algérie, les USA s'avéreraient être
trop éloignés pour que je puisse lui faire
de fréquentes visites.
Le fouineur vint jusqu'à ma table et me
déclara qu'un monsieur du Front souhaitait
me parler.
- Il n'a qu'à venir ici, lui- répondis-je.
- Non, le monsieur ne souhaitait pas entrer dans
cet établissement,  il attendait à l'extérieur.
- Va chier, si il veut me parler, il n'a qu'à venir
ici, m'étais-je emporté.
L'espion sortit et revint quelques minutes
plus tard. - Il te fait dire qu'il préfère s'entretenir
avec toi dehors.
-Va au diable, ici et nulle part ailleurs.
Rouge comme une pivoine, le fouineur quitta
de nouveau l'établissement. Un moment plus tard,
un homme de taille moyenne et à la mine sinistre,
vêtu d'un manteau gris, entra et s'approcha de moi.
Il parla d'une voix posée qui ne cachait pas une
certaine contrainte:
- Monsieur Souane, ce que j'ai à vous dire ne
souffre pas l'ambiance enfumée de
cet établissement. Je vous propose de venir
avec nous au bistrot qui se trouve à l'autre
bout du terrain vague qui longe la voie ferrée
pour y converser dans le calme.
Comme il s'était exprimé poliment, je ne pus
qu'acquiescer et le suivre au dehors.
Nous nous engageâmes dans la rue adjacente qui
était très sombre et permettait un accès au terrain
vague très mal éclairé et que nous devions
traverser sur toute la longueur pour arriver
jusqu'à l'autre bistrot qu'on pouvait déjà
voir de loin. En dehors du fouineur et de
l'homme en manteau il y avait encore trois
autres personnages silencieux. Nous nous
arrêtâmes en bordure du terrain vague et
je me retournai pour voir  ces derniers
qui marchaient derrière nous, parce qu'ils
s'entretenaient entre eux à voix basse.

Je demandai à l'un d'entre eux si nous ne
pouvions discuter sur place parce que cela
nous ferait gagner du temps, mais il rétorqua
qu'il préférait aller au bistrot d'abord.
Cet homme était debout en face de moi et
me regardait d'une étrange façon. Je vis briller
dans le noir quelque chose qu'il portait à
la ceinture etne pus dire s'il s'agissait
tout simplment de la boucle de cette
dernière ou si c'était une arme quelconque.
Comme je faisais face à la rue que nous
venions de quitter, j'aperçus tout-à-coup
un homme se relever lentement, comme
s'il s'était penché auparavant pour ne pas
être vu de nous et je reconnus mon ami Américain
qui était un géant. Maintenant, plusieurs ombres
se redressèrent l'une après l'autre dans le noir et
je vis que la plupart des soldats du bistrot nous
avaient suivis discrètement jusqu'à cet endroit.
Le géant éleva son poing droit qui était aussi gros
que la tête d'un enfant et fit mine de l'abaisser
pour frapper quelqu'un tout en me demandant
n inclinant sa tête, s'il devait frapper.
Je secouai lentement la tête ensouriant.
L'homme qui me faisait face m'observa avec
terreur et se retourna lentement pour voir le
danger qui menaçait derrière lui.
Puis, les yeux agrandis par la peur, il passa
à côté de moi pour s'éloigner du géant
qui l'avait effrayé.
Celui-ci, ne se cachant plus, me demanda
à voix haute:
- Do you need help?
Prudent, je répondis de la même manière:
- I do'nt think so, but please, watch us untill
we'll get into the bar-room overthere.
- Alright, répondit-il et il resta avec ses amis
au même endroit pour nous surveiller.
Après quoi, rassuré par la présence de mes
amis Américains, je repris le chemin avec le
petit groupe qui m'encadrait.
Me tenant sur mes gardes, je surveillai ces
hommes du coin de l'oeil jusqu'à ce que nous
parvînmes à destination.
Nous entrâmes dans le petit bistrot de bord de
route et nous ous assîmes à une table.
- Bon, que voulons-nous boire?, demanda
l'homme au manteau gris et je reconnus à l'attitude
de ses acolytes, qu'il en était le meneur.
Ils commandèrent, comme si cela allait de soi,
qui un café, qui une limonade.
N'y tenant plus, j'explosai:
- Oui, c'est ça! Quand nous sommes ensemble,
vous commandez des cafés, mais quand
vous êtes entre vous, vous vous soûlez la gueule!

Je vais vous dire quelque chose: à Stuttgart,
à la terrasse d'un café plein de monde, l'un de
vous m'a menacé avec un revolver pour me
chasser parce que je lui avais demandé de
m'aider à obtenir le statut de réfugié politique
et, comme je respectais les convenances et
que je buvais de la limonade, alors, je suis
devenu furieux et j'ai brandi ma bouteille
qui était encore pleine pour le menacer de
le frapper à la tête. Il jeta un regard penaud
autour de lui et rengaina son arme sans rien dire.

Vous ne vouliez rien entendre quand je vous ai
demandé une lettre de recommandation que me
réclamient les autorités allemandes et c'est un
inspecteur de Police allemand qui vous a obligés
à me la fournir. Vous vouliez me faire payer des
cotisations supplémentaires parce que vous
m'aviez cru aisé. Et vous venez me faire chier
par dessus le marché en m'entraînant ici pour
commander hypocritement du café et
de la limonade. Moi, je n'ai pas besoin d'être
hypocrite et si je veux boire quelque chose,
je la bois, même devant vous.
Me tournant vers le comptoir, je hélai la
serveuse et commandai:
- Fräulein, ein cognac, bitte schön.
La serveuse s'exécuta aussitôt et posa le
verre de cognac devant moi. Le visage du meneur se congestionna, ses yeux rougirent  comme si
il montait des larmes devexation, puis ilse tourna
vers ses satellites et les regarda tour à tour
silencieusement. Ceux-là, perplexes, le regardèrent
avec une compréhension complice et, ensuite,
il me foudroyèrent du regard.
Excédé, je me levai promptement, puis je bus
le cognac d'un seul trait et le reposai d'un coup
sec sur la table. Enfin, je m'en allai en disant:
- Voilà et maintenant, allez tous au diable!
Quelques jours plus tard, le fouineur vint rôder
autour de moi au Little Chicago.
Excédé par son manège, je lui lançai à
brûle-pourpoing:
- Qu'as-tu à me dire?
- Ben, voilà, répondit-il avec quelque gêne,
on s'est dit qu'il y a longtemps que tu ne
viens plus à nos réunions du dimanche.
- Et alors?
- Ben, nous avons décidé pour la prochaine
réunion d'aller la tenir en organisant un
pique-nique au bord de la forêt qui se trouve
entre les villages de Dagersheim et de Darmsheim,
à environ un kilomètre de la gare de Böblingen.
On t'y invite. Tu viendras, dimanche à onze heures?
- Bon, ben, d'accord, je viendrai.
- Alors salut, à dimanche.
- Salut.
Mais ce dimanche fut exceptionnel car il débuta
par une radieuse matinée de printemps ensoleillé.
Loretta m'avait réveillé d'assez bonne heure pour
que je puisse aller à mon rendez-vous.
Nous habitions au premier étage d'une petite
maison qui avait été construite parmi d'autres
semblables dans un quartier qui se trouvait à
une extrémité de la petite ville.
De la fenêtre ouverte, on pouvait voir,
à environ deux ou trois cents mètres de la
maison, l'orée d'une forêt voisine et
la petite colline qui s'élevait à sa lisière.  
Par beau temps, nous nous y rendions, Loretta,
sa voisine Margaret et son ami mexicain
Tony pour y faire un petit pique-nique ou
converser un peu en buvant quelques
bouteilles de bière. Loretta avait préparé
mon petit-déjeûner dans la cuisine et,
avant de m'y rendre, je me tournai vers elle
et la vis resté debout au milieu de
la pièce, songeuse et la tête inclinée
sur le côté. J'en fus touché et je
regrettai de ne pas l'emmener nous promener
sur la colline par un temps aussi splendide.
Alors je lui demandai
si elle ne préérerait pas que nous allions
pique-niquer au bord de la forêt et, se
tournant vers moi, elle répondit:
- Mais, tu as un rendez-vous...
- Au diable, le rendez-vous!
- Mais, ce ne serait pas correct vis-à-vis
de tes compatriotes et vous aurez sans doute
beaucoup de choses à vous dire.
- Tu parles!, m'écriai-je, nous n'avons
rien à nous dire. J'en ai assez de voir
leur mine contrite, d'entendre leurs voeux
perpétuels pour l'Algérie, leurs soupirs, leur
hochement apparamment triste de leur tête,
de cette amertume feinte. Je m'ennuies à
mourir avec eux.
- Bon, ben, si c'est comme ça, je vais
frire un poulet pané, faire une pickle-salad et
mettre d'autres bonnes choses dans la corbeille.
Ce fut alors un charmant petit pique-nique que
nous fîmes sur la colline fleurie, elle et moi ainsi
que Margaret et Tony qui
s'étaient joints à nous.
C'est à ce pique-nique improvisé
que je dus de n'avoir pas été assassiné ce jour-là.
En fait, je n'appris cela
que deux ans plus tard, lorsque je me rendis
en Algérie en compagnie de la femme que j'allais
épouser quelques temps plus tard. C'est en
me rendant à une réunion à laquelle m'avait
invité mon influent beau-frère que je fis la
connaissance avec celui qui avait été chargé
de me tuer. Il m'expliqua que c'était parce que
j'avais manqué de respect au groupe de
parlementaires qui m'avaient conduits à
l'autre bistrot,  le soir où ils étaient venus
me chercher au Little Chicago. Il précisa aussi
que le groupe de choc qui avait été chargé
de mon exécution comptait m'abattre dans la
forêt à l'aide d'une mitraillette.
Enfin, l'influence de mon beau-frère et 
le courage que je montrai en bravant
mon détracteur firent que ce dernier battit
en retraite et que cette affaire
fut classée une fois pour toutes.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
              
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
17

A la vie.

Quelques temps après ce pique-nique avorté
près de Böblingen, je fis la connaissance
d'une belle jeune femme blonde que je
devais épouser près de deux ans plus
tard en Algérie.
Peu après la déclaration d'indépendance
de ce pays, en 1962, nous nous
rendîmes à Paris où nous résidâmes
tant bien que mal pendant une dizaine
de mois. Elle y tomba enceinte et nous
décidâmes d'aller prendre soin d'elle chez
ma mère qui habitait à Oran, en Algérie.  

Le mari de ma soeur était un
personnage politique influent qui
venait de décliner l'offre d'un
porte-feuille de ministre à cause de l'amour
de son métier qui était celui de journaliste
et de commentateur à la radio et à la télévision.
Il replaça l'histoire de ma condamnation
à mort dans son vrai contexte en démontrant
que mon exécution avait été décidée pour
des raisons personnelles et non pas politiques.
Je ne fus donc plus inquiété, mais, ivre de
colère, je provoquai mon accusateur en
duel au pistolet qu'il déclina en feignant
d'être soudain sujet à une crise cardiaque.
Enfin cette affaire étant tombée dans l'oubli,

j'écoulais des jours heureux
avec ma petite amie chez ma mère.
Puis un jour, alors que ma petite amie était
enceinte de plus de huit mois, ma mère
m'enjoignis de l'épouser sans tarder. Indécis,
je lui posai donc la question et elle sauta à
mon coup en criant:"Oui, oui, oui!"
Je la conduisis donc devant le maire
quelques jours seulement avant sa
délivrance, puis je l'installai dans un avion
pour qu'elle retourne chez sa mère afin d'y
mettre l'enfant au monde dans de meilleures
conditions médicales que celles qui régnaient
en Algérie. Un semaine plus tard, elle m'écrivit
qu'elle avait mis un garçon au monde et
qu'elle lui avait donné mon second prénom.
Trois mois plus tard, je pus enfin la rejoindre
en Allemagne, mais en faisant un détour
par le Maroc où habitait mon frère pour
lui rendre visite et le revoir après plusieurs
années d'absence. Je me rendis d'abord
à Oujda pour revoir cette ville de ma
jeunesse puis j'embarquai dans un train de
nuit qui m'emmena jusqu' à Rabat, capitale
administrative du Maroc.
J'y fus reçu par mon frère qui vivait
avec sa femme et ses deux enfants
dans une villa de fonction que son épouse
avait obtenue parce qu'elle
était enseignante dans l'école qui
était située en face de leur demeure.
Nous passâmes des jours agréables
et  mon frère, qui était journaliste et
présentateur des informations du soir
à la télévision marocaine ainsi qu'à la radio

américaine Voice of America, m'emmenait
parfois avec lui pour des interviews
d'hommes politiques tels que le commandant
Dlimi, par exemple, ou des acteurs de cinéma
internationaux qui tournaient un film
à Meknès, ou enfin, aux studios radiophoniques
de la Voice of America. Nous allions aussi souvent 
à la plage et fréquentions des bistrots
ou faisions encore nos emplettes
dans la ville proche de Salé.
Mais des évènements survinrent qui allaient
avoir une répercussion sur
ma vie à Rabat d'abord, puis en France
ensuite et enfin en Allemagne aussi.
En fait, il s'agissait plutôt de brèves
aventures amoureuses que j'eus au Maroc avec
trois superbes femmes qui rivalisaient en beauté.
La première, dont j'avais fait la connaissance
à l'occasion d'un dîner chez un ami de mon frère,
était d'une beauté si fascinante que je ne
pouvais détacher mon regard d'elle durant
toute la soirée. Elle avait les traits
fins et les cheveux lisses d'une Européenne
et de magnifiques yeux d'un vert un peu clair,
mais son teint était d'un brun rouge si
profond qu'on eut pu la croire métissée de noir.
Farouche, elle resista à ma cour
pendant le dîner, mais le moment
vint pour elle de flancher et elle
s'éprit de moi avant la fin de la soirée.
La deuxième était une très belle
parente de ma belle-soeur. Une très
belle brune aux yeux bleus et un
sourire étincelant. Elle aussi resista
à mon appel, pendant plusieurs jours
sur la plage ensoleillée, mais une nuit durant
laquelle nous fûmes contraints
de dormir tous deux dans le salon
ouvert de cette villa, ce fut elle qui
me conquit en me dédiant un sourire
des plus érotiques qui soit, près d'une grande
fenêtre ouverte sur un jardin
qui embaumait la rose et le jasmin.
Mon frère et son épouse me
persuadèrent de venir m'installer
à Rabat avec ma femme et
notre enfant. Ils me prêtèrent donc
leur petite voiture pour que j'aille les
amener d'Allemagne et je me mis en route
le lendemain même. Je me dirigeai à bon train
vers Tanger, escomptant de mêler l'utile à
l'agréable en m'embarquant de là vers l'île de
Gibraltar que je tenais absolument à voir.
Mais à moitié
chemin environ, je fus sollicité par un
auto-stoppeur solitaire qui me faisait le
signe du pouce caractéristique pour que je
l'embarque avec moi. Me disant
qu'un peu de compagnie me ferait
du bien, je m'arrêtai donc et l'autostoppeur
en blue-jeans, blouson
et casquette s'avéra être une belle
dame blonde qui me demanda en un
Français teinté d'accent germanique
si je me dirigeai vers Ceuta.
Je lui répondis en Allemand que non,
que je me dirigeai vers Tanger, mais
elle s'installa dans la voiture en me priant
d'aller plutôt à Ceuta parce que ses amis l'y
attendaient et qu'un Ferry démarrerait de
là vers Algesiras à 18 heures. Succombant à
son charme, j'oubliai Gibraltar et roulai au
seul tombeau ouvert que nous permettait
la petite voiture, entre cent et cent
vingt kilomètres à l'heure, pour arriver
à Ceuta vers 17heure 30. Nous aurions
pu être à l'heure, malheureusement le
contrôle douanier dura quinze précieuses
minutes, puis nous reprîmes la route à toute
vitesse vers le port et ma compagne
m'indiquait le chemin à suivre.
Etonné, je lui demandai comment
il se faisait qu'elle connaissait
l'endroit et elle me répondit que
c'était par ce village qu'elle était
entrée au Maroc. Arrivé au port,
je fis crisser les pneus en freinant
sur le quai, près du flanc du ferry, content
d'y être parvenu in extremis, mais je crus
être sujet à un étourdissement en voyant
le flanc du bateau s'éloigner tout doucement
dans un profond silence. Eberlués, nous
sautâmes tous deux hors de la voiture et,
tandis que le bateau s'était éloigné d'un
mètre environ, je levai les yeux vers le haut
bastingage et fis des signes à un
stewart qui regardait par dessus
bord pour qu'il nous attende,
mais il répondit par signe lui aussi
qu'il était trop tard pour embarquer.
En effet, le ferry était halé par deux
remorqueurs et glissait en chuitant
sur l'eau calme du port et s'éloignait
en silence à vingt, puis à cinquante,
puis à une centaine de mètres du bord,
avant de faire tourner son hélice
tandis que nous le regardions
s'éloigner vers le large.   
Me tournant enfin vers ma compagne,
je lui demandai:
- Sais-tu à quelle heure part le
prochain ferry?
Elle répondit dans un soupir:      
- Demain matin à neuf heures.
C'est ainsi que j'eux droit à une
troisième nuit d'été pleine d'amour,
  de douceur et de parfum de fleurs.
Nous débarquâmes le lendemain
vers midi à Algésiras où je dus prendre congé
d'elle qui voulait y attendre
ses amis, puis je repris seul la route
en me promettant de traverser
l'Espagne aussi rapidement que possible.    



17

A la vie.

Quelques temps après ce pique-nique avorté
près de Böblingen, je fis la connaissance
d'une belle jeune femme blonde que je
devais épouser près de deux ans plus
tard en Algérie.
Peu après la déclaration d'indépendance
de ce pays, en 1962, nous nous
rendîmes à Paris où nous résidâmes
tant bien que mal pendant une dizaine
de mois. Elle y tomba enceinte et nous
décidâmes d'aller prendre soin d'elle chez
ma mère qui habitait à Oran, en Algérie.  

Le mari de ma soeur était un
personnage politique influent qui
venait de décliner l'offre d'un
porte-feuille de ministre à cause de l'amour
de son métier qui était celui de journaliste
et de commentateur à la radio et à la télévision.
Il replaça l'histoire de ma condamnation
à mort dans son vrai contexte en démontrant
que mon exécution avait été décidée pour
des raisons personnelles et non pas politiques.
Je ne fus donc plus inquiété, mais, ivre de
colère, je provoquai mon accusateur en
duel au pistolet qu'il déclina en feignant
d'être soudain sujet à une crise cardiaque.
Enfin cette affaire étant tombée dans l'oubli,

j'écoulais des jours heureux
avec ma petite amie chez ma mère.
Puis un jour, alors que ma petite amie était
enceinte de plus de huit mois, ma mère
m'enjoignis de l'épouser sans tarder. Indécis,
je lui posai donc la question et elle sauta à
mon coup en criant:"Oui, oui, oui!"
Je la conduisis donc devant le maire
quelques jours seulement avant sa
délivrance, puis je l'installai dans un avion
pour qu'elle retourne chez sa mère afin d'y
mettre l'enfant au monde dans de meilleures
conditions médicales que celles qui régnaient
en Algérie. Un semaine plus tard, elle m'écrivit
qu'elle avait mis un garçon au monde et
qu'elle lui avait donné mon second prénom.
Trois mois plus tard, je pus enfin la rejoindre
en Allemagne, mais en faisant un détour
par le Maroc où habitait mon frère pour
lui rendre visite et le revoir après plusieurs
années d'absence. Je me rendis d'abord
à Oujda pour revoir cette ville de ma
jeunesse puis j'embarquai dans un train de
nuit qui m'emmena jusqu' à Rabat, capitale
administrative du Maroc.
J'y fus reçu par mon frère qui vivait
avec sa femme et ses deux enfants
dans une villa de fonction que son épouse
avait obtenue parce qu'elle
était enseignante dans l'école qui
était située en face de leur demeure.
Nous passâmes des jours agréables
et  mon frère, qui était journaliste et
présentateur des informations du soir
à la télévision marocaine ainsi qu'à la radio

américaine Voice of America, m'emmenait
parfois avec lui pour des interviews
d'hommes politiques tels que le commandant
Dlimi, par exemple, ou des acteurs de cinéma
internationaux qui tournaient un film
à Meknès, ou enfin, aux studios radiophoniques
de la Voice of America. Nous allions aussi souvent 
à la plage et fréquentions des bistrots
ou faisions encore nos emplettes
dans la ville proche de Salé.
Mais des évènements survinrent qui allaient
avoir une répercussion sur
ma vie à Rabat d'abord, puis en France
ensuite et enfin en Allemagne aussi.
En fait, il s'agissait plutôt de brèves
aventures amoureuses que j'eus au Maroc avec
trois superbes femmes qui rivalisaient en beauté.
La première, dont j'avais fait la connaissance
à l'occasion d'un dîner chez un ami de mon frère,
était d'une beauté si fascinante que je ne
pouvais détacher mon regard d'elle durant
toute la soirée. Elle avait les traits
fins et les cheveux lisses d'une Européenne
et de magnifiques yeux d'un vert un peu clair,
mais son teint était d'un brun rouge si
profond qu'on eut pu la croire métissée de noir.
Farouche, elle resista à ma cour
pendant le dîner, mais le moment
vint pour elle de flancher et elle
s'éprit de moi avant la fin de la soirée.
La deuxième était une très belle
parente de ma belle-soeur. Une très
belle brune aux yeux bleus et un
sourire étincelant. Elle aussi resista
à mon appel, pendant plusieurs jours
sur la plage ensoleillée, mais une nuit durant
laquelle nous fûmes contraints
de dormir tous deux dans le salon
ouvert de cette villa, ce fut elle qui
me conquit en me dédiant un sourire
des plus érotiques qui soit, près d'une grande
fenêtre ouverte sur un jardin
qui embaumait la rose et le jasmin.
Mon frère et son épouse me
persuadèrent de venir m'installer
à Rabat avec ma femme et
notre enfant. Ils me prêtèrent donc
leur petite voiture pour que j'aille les
amener d'Allemagne et je me mis en route
le lendemain même. Je me dirigeai à bon train
vers Tanger, escomptant de mêler l'utile à
l'agréable en m'embarquant de là vers l'île de
Gibraltar que je tenais absolument à voir.
Mais à moitié
chemin environ, je fus sollicité par un
auto-stoppeur solitaire qui me faisait le
signe du pouce caractéristique pour que je
l'embarque avec moi. Me disant
qu'un peu de compagnie me ferait
du bien, je m'arrêtai donc et l'autostoppeur
en blue-jeans, blouson
et casquette s'avéra être une belle
dame blonde qui me demanda en un
Français teinté d'accent germanique
si je me dirigeai vers Ceuta.
Je lui répondis en Allemand que non,
que je me dirigeai vers Tanger, mais
elle s'installa dans la voiture en me priant
d'aller plutôt à Ceuta parce que ses amis l'y
attendaient et qu'un Ferry démarrerait de
là vers Algesiras à 18 heures. Succombant à
son charme, j'oubliai Gibraltar et roulai au
seul tombeau ouvert que nous permettait
la petite voiture, entre cent et cent
vingt kilomètres à l'heure, pour arriver
à Ceuta vers 17heure 30. Nous aurions
pu être à l'heure, malheureusement le
contrôle douanier dura quinze précieuses
minutes, puis nous reprîmes la route à toute
vitesse vers le port et ma compagne
m'indiquait le chemin à suivre.
Etonné, je lui demandai comment
il se faisait qu'elle connaissait
l'endroit et elle me répondit que
c'était par ce village qu'elle était
entrée au Maroc. Arrivé au port,
je fis crisser les pneus en freinant
sur le quai, près du flanc du ferry, content
d'y être parvenu in extremis, mais je crus
être sujet à un étourdissement en voyant
le flanc du bateau s'éloigner tout doucement
dans un profond silence. Eberlués, nous
sautâmes tous deux hors de la voiture et,
tandis que le bateau s'était éloigné d'un
mètre environ, je levai les yeux vers le haut
bastingage et fis des signes à un
stewart qui regardait par dessus
bord pour qu'il nous attende,
mais il répondit par signe lui aussi
qu'il était trop tard pour embarquer.
En effet, le ferry était halé par deux
remorqueurs et glissait en chuitant
sur l'eau calme du port et s'éloignait
en silence à vingt, puis à cinquante,
puis à une centaine de mètres du bord,
avant de faire tourner son hélice
tandis que nous le regardions
s'éloigner vers le large.   
Me tournant enfin vers ma compagne,
je lui demandai:
- Sais-tu à quelle heure part le
prochain ferry?
Elle répondit dans un soupir:      
- Demain matin à neuf heures.
C'est ainsi que j'eux droit à une
troisième nuit d'été pleine d'amour,
  de douceur et de parfum de fleurs.
Nous débarquâmes le lendemain
vers midi à Algésiras où je dus prendre congé
d'elle qui voulait y attendre
ses amis, puis je repris seul la route
en me promettant de traverser
l'Espagne aussi rapidement que possible.    



17

A la vie.

Quelques temps après ce pique-nique avorté
près de Böblingen, je fis la connaissance
d'une belle jeune femme blonde que je
devais épouser près de deux ans plus
tard en Algérie.
Peu après la déclaration d'indépendance
de ce pays, en 1962, nous nous
rendîmes à Paris où nous résidâmes
tant bien que mal pendant une dizaine
de mois. Elle y tomba enceinte et nous
décidâmes d'aller prendre soin d'elle chez
ma mère qui habitait à Oran, en Algérie.  

Le mari de ma soeur était un
personnage politique influent qui
venait de décliner l'offre d'un
porte-feuille de ministre à cause de l'amour
de son métier qui était celui de journaliste
et de commentateur à la radio et à la télévision.
Il replaça l'histoire de ma condamnation
à mort dans son vrai contexte en démontrant
que mon exécution avait été décidée pour
des raisons personnelles et non pas politiques.
Je ne fus donc plus inquiété, mais, ivre de
colère, je provoquai mon accusateur en
duel au pistolet qu'il déclina en feignant
d'être soudain sujet à une crise cardiaque.
Enfin cette affaire étant tombée dans l'oubli,

j'écoulais des jours heureux
avec ma petite amie chez ma mère.
Puis un jour, alors que ma petite amie était
enceinte de plus de huit mois, ma mère
m'enjoignis de l'épouser sans tarder. Indécis,
je lui posai donc la question et elle sauta à
mon coup en criant:"Oui, oui, oui!"
Je la conduisis donc devant le maire
quelques jours seulement avant sa
délivrance, puis je l'installai dans un avion
pour qu'elle retourne chez sa mère afin d'y
mettre l'enfant au monde dans de meilleures
conditions médicales que celles qui régnaient
en Algérie. Un semaine plus tard, elle m'écrivit
qu'elle avait mis un garçon au monde et
qu'elle lui avait donné mon second prénom.
Trois mois plus tard, je pus enfin la rejoindre
en Allemagne, mais en faisant un détour
par le Maroc où habitait mon frère pour
lui rendre visite et le revoir après plusieurs
années d'absence. Je me rendis d'abord
à Oujda pour revoir cette ville de ma
jeunesse puis j'embarquai dans un train de
nuit qui m'emmena jusqu' à Rabat, capitale
administrative du Maroc.
J'y fus reçu par mon frère qui vivait
avec sa femme et ses deux enfants
dans une villa de fonction que son épouse
avait obtenue parce qu'elle
était enseignante dans l'école qui
était située en face de leur demeure.
Nous passâmes des jours agréables
et  mon frère, qui était journaliste et
présentateur des informations du soir
à la télévision marocaine ainsi qu'à la radio

américaine Voice of America, m'emmenait
parfois avec lui pour des interviews
d'hommes politiques tels que le commandant
Dlimi, par exemple, ou des acteurs de cinéma
internationaux qui tournaient un film
à Meknès, ou enfin, aux studios radiophoniques
de la Voice of America. Nous allions aussi souvent 
à la plage et fréquentions des bistrots
ou faisions encore nos emplettes
dans la ville proche de Salé.
Mais des évènements survinrent qui allaient
avoir une répercussion sur
ma vie à Rabat d'abord, puis en France
ensuite et enfin en Allemagne aussi.
En fait, il s'agissait plutôt de brèves
aventures amoureuses que j'eus au Maroc avec
trois superbes femmes qui rivalisaient en beauté.
La première, dont j'avais fait la connaissance
à l'occasion d'un dîner chez un ami de mon frère,
était d'une beauté si fascinante que je ne
pouvais détacher mon regard d'elle durant
toute la soirée. Elle avait les traits
fins et les cheveux lisses d'une Européenne
et de magnifiques yeux d'un vert un peu clair,
mais son teint était d'un brun rouge si
profond qu'on eut pu la croire métissée de noir.
Farouche, elle resista à ma cour
pendant le dîner, mais le moment
vint pour elle de flancher et elle
s'éprit de moi avant la fin de la soirée.
La deuxième était une très belle
parente de ma belle-soeur. Une très
belle brune aux yeux bleus et un
sourire étincelant. Elle aussi resista
à mon appel, pendant plusieurs jours
sur la plage ensoleillée, mais une nuit durant
laquelle nous fûmes contraints
de dormir tous deux dans le salon
ouvert de cette villa, ce fut elle qui
me conquit en me dédiant un sourire
des plus érotiques qui soit, près d'une grande
fenêtre ouverte sur un jardin
qui embaumait la rose et le jasmin.
Mon frère et son épouse me
persuadèrent de venir m'installer
à Rabat avec ma femme et
notre enfant. Ils me prêtèrent donc
leur petite voiture pour que j'aille les
amener d'Allemagne et je me mis en route
le lendemain même. Je me dirigeai à bon train
vers Tanger, escomptant de mêler l'utile à
l'agréable en m'embarquant de là vers l'île de
Gibraltar que je tenais absolument à voir.
Mais à moitié
chemin environ, je fus sollicité par un
auto-stoppeur solitaire qui me faisait le
signe du pouce caractéristique pour que je
l'embarque avec moi. Me disant
qu'un peu de compagnie me ferait
du bien, je m'arrêtai donc et l'autostoppeur
en blue-jeans, blouson
et casquette s'avéra être une belle
dame blonde qui me demanda en un
Français teinté d'accent germanique
si je me dirigeai vers Ceuta.
Je lui répondis en Allemand que non,
que je me dirigeai vers Tanger, mais
elle s'installa dans la voiture en me priant
d'aller plutôt à Ceuta parce que ses amis l'y
attendaient et qu'un Ferry démarrerait de
là vers Algesiras à 18 heures. Succombant à
son charme, j'oubliai Gibraltar et roulai au
seul tombeau ouvert que nous permettait
la petite voiture, entre cent et cent
vingt kilomètres à l'heure, pour arriver
à Ceuta vers 17heure 30. Nous aurions
pu être à l'heure, malheureusement le
contrôle douanier dura quinze précieuses
minutes, puis nous reprîmes la route à toute
vitesse vers le port et ma compagne
m'indiquait le chemin à suivre.
Etonné, je lui demandai comment
il se faisait qu'elle connaissait
l'endroit et elle me répondit que
c'était par ce village qu'elle était
entrée au Maroc. Arrivé au port,
je fis crisser les pneus en freinant
sur le quai, près du flanc du ferry, content
d'y être parvenu in extremis, mais je crus
être sujet à un étourdissement en voyant
le flanc du bateau s'éloigner tout doucement
dans un profond silence. Eberlués, nous
sautâmes tous deux hors de la voiture et,
tandis que le bateau s'était éloigné d'un
mètre environ, je levai les yeux vers le haut
bastingage et fis des signes à un
stewart qui regardait par dessus
bord pour qu'il nous attende,
mais il répondit par signe lui aussi
qu'il était trop tard pour embarquer.
En effet, le ferry était halé par deux
remorqueurs et glissait en chuitant
sur l'eau calme du port et s'éloignait
en silence à vingt, puis à cinquante,
puis à une centaine de mètres du bord,
avant de faire tourner son hélice
tandis que nous le regardions
s'éloigner vers le large.   
Me tournant enfin vers ma compagne,
je lui demandai:
- Sais-tu à quelle heure part le
prochain ferry?
Elle répondit dans un soupir:      
- Demain matin à neuf heures.
C'est ainsi que j'eux droit à une
troisième nuit d'été pleine d'amour,
  de douceur et de parfum de fleurs.
Nous débarquâmes le lendemain
vers midi à Algésiras où je dus prendre congé
d'elle qui voulait y attendre
ses amis, puis je repris seul la route
en me promettant de traverser
l'Espagne aussi rapidement que possible.    



17

A la vie.

Quelques temps après ce pique-nique avorté
près de Böblingen, je fis la connaissance
d'une belle jeune femme blonde que je
devais épouser près de deux ans plus
tard en Algérie.
Peu après la déclaration d'indépendance
de ce pays, en 1962, nous nous
rendîmes à Paris où nous résidâmes
tant bien que mal pendant une dizaine
de mois. Elle y tomba enceinte et nous
décidâmes d'aller prendre soin d'elle chez
ma mère qui habitait à Oran, en Algérie.  

Le mari de ma soeur était un
personnage politique influent qui
venait de décliner l'offre d'un
porte-feuille de ministre à cause de l'amour
de son métier qui était celui de journaliste
et de commentateur à la radio et à la télévision.
Il replaça l'histoire de ma condamnation
à mort dans son vrai contexte en démontrant
que mon exécution avait été décidée pour
des raisons personnelles et non pas politiques.
Je ne fus donc plus inquiété, mais, ivre de
colère, je provoquai mon accusateur en
duel au pistolet qu'il déclina en feignant
d'être soudain sujet à une crise cardiaque.
Enfin cette affaire étant tombée dans l'oubli,

j'écoulais des jours heureux
avec ma petite amie chez ma mère.
Puis un jour, alors que ma petite amie était
enceinte de plus de huit mois, ma mère
m'enjoignis de l'épouser sans tarder. Indécis,
je lui posai donc la question et elle sauta à
mon coup en criant:"Oui, oui, oui!"
Je la conduisis donc devant le maire
quelques jours seulement avant sa
délivrance, puis je l'installai dans un avion
pour qu'elle retourne chez sa mère afin d'y
mettre l'enfant au monde dans de meilleures
conditions médicales que celles qui régnaient
en Algérie. Un semaine plus tard, elle m'écrivit
qu'elle avait mis un garçon au monde et
qu'elle lui avait donné mon second prénom.
Trois mois plus tard, je pus enfin la rejoindre
en Allemagne, mais en faisant un détour
par le Maroc où habitait mon frère pour
lui rendre visite et le revoir après plusieurs
années d'absence. Je me rendis d'abord
à Oujda pour revoir cette ville de ma
jeunesse puis j'embarquai dans un train de
nuit qui m'emmena jusqu' à Rabat, capitale
administrative du Maroc.
J'y fus reçu par mon frère qui vivait
avec sa femme et ses deux enfants
dans une villa de fonction que son épouse
avait obtenue parce qu'elle
était enseignante dans l'école qui
était située en face de leur demeure.
Nous passâmes des jours agréables
et  mon frère, qui était journaliste et
présentateur des informations du soir
à la télévision marocaine ainsi qu'à la radio

américaine Voice of America, m'emmenait
parfois avec lui pour des interviews
d'hommes politiques tels que le commandant
Dlimi, par exemple, ou des acteurs de cinéma
internationaux qui tournaient un film
à Meknès, ou enfin, aux studios radiophoniques
de la Voice of America. Nous allions aussi souvent 
à la plage et fréquentions des bistrots
ou faisions encore nos emplettes
dans la ville proche de Salé.
Mais des évènements survinrent qui allaient
avoir une répercussion sur
ma vie à Rabat d'abord, puis en France
ensuite et enfin en Allemagne aussi.
En fait, il s'agissait plutôt de brèves
aventures amoureuses que j'eus au Maroc avec
trois superbes femmes qui rivalisaient en beauté.
La première, dont j'avais fait la connaissance
à l'occasion d'un dîner chez un ami de mon frère,
était d'une beauté si fascinante que je ne
pouvais détacher mon regard d'elle durant
toute la soirée. Elle avait les traits
fins et les cheveux lisses d'une Européenne
et de magnifiques yeux d'un vert un peu clair,
mais son teint était d'un brun rouge si
profond qu'on eut pu la croire métissée de noir.
Farouche, elle resista à ma cour
pendant le dîner, mais le moment
vint pour elle de flancher et elle
s'éprit de moi avant la fin de la soirée.
La deuxième était une très belle
parente de ma belle-soeur. Une très
belle brune aux yeux bleus et un
sourire étincelant. Elle aussi resista
à mon appel, pendant plusieurs jours
sur la plage ensoleillée, mais une nuit durant
laquelle nous fûmes contraints
de dormir tous deux dans le salon
ouvert de cette villa, ce fut elle qui
me conquit en me dédiant un sourire
des plus érotiques qui soit, près d'une grande
fenêtre ouverte sur un jardin
qui embaumait la rose et le jasmin.
Mon frère et son épouse me
persuadèrent de venir m'installer
à Rabat avec ma femme et
notre enfant. Ils me prêtèrent donc
leur petite voiture pour que j'aille les
amener d'Allemagne et je me mis en route
le lendemain même. Je me dirigeai à bon train
vers Tanger, escomptant de mêler l'utile à
l'agréable en m'embarquant de là vers l'île de
Gibraltar que je tenais absolument à voir.
Mais à moitié
chemin environ, je fus sollicité par un
auto-stoppeur solitaire qui me faisait le
signe du pouce caractéristique pour que je
l'embarque avec moi. Me disant
qu'un peu de compagnie me ferait
du bien, je m'arrêtai donc et l'autostoppeur
en blue-jeans, blouson
et casquette s'avéra être une belle
dame blonde qui me demanda en un
Français teinté d'accent germanique
si je me dirigeai vers Ceuta.
Je lui répondis en Allemand que non,
que je me dirigeai vers Tanger, mais
elle s'installa dans la voiture en me priant
d'aller plutôt à Ceuta parce que ses amis l'y
attendaient et qu'un Ferry démarrerait de
là vers Algesiras à 18 heures. Succombant à
son charme, j'oubliai Gibraltar et roulai au
seul tombeau ouvert que nous permettait
la petite voiture, entre cent et cent
vingt kilomètres à l'heure, pour arriver
à Ceuta vers 17heure 30. Nous aurions
pu être à l'heure, malheureusement le
contrôle douanier dura quinze précieuses
minutes, puis nous reprîmes la route à toute
vitesse vers le port et ma compagne
m'indiquait le chemin à suivre.
Etonné, je lui demandai comment
il se faisait qu'elle connaissait
l'endroit et elle me répondit que
c'était par ce village qu'elle était
entrée au Maroc. Arrivé au port,
je fis crisser les pneus en freinant
sur le quai, près du flanc du ferry, content
d'y être parvenu in extremis, mais je crus
être sujet à un étourdissement en voyant
le flanc du bateau s'éloigner tout doucement
dans un profond silence. Eberlués, nous
sautâmes tous deux hors de la voiture et,
tandis que le bateau s'était éloigné d'un
mètre environ, je levai les yeux vers le haut
bastingage et fis des signes à un
stewart qui regardait par dessus
bord pour qu'il nous attende,
mais il répondit par signe lui aussi
qu'il était trop tard pour embarquer.
En effet, le ferry était halé par deux
remorqueurs et glissait en chuitant
sur l'eau calme du port et s'éloignait
en silence à vingt, puis à cinquante,
puis à une centaine de mètres du bord,
avant de faire tourner son hélice
tandis que nous le regardions
s'éloigner vers le large.   
Me tournant enfin vers ma compagne,
je lui demandai:
- Sais-tu à quelle heure part le
prochain ferry?
Elle répondit dans un soupir:      
- Demain matin à neuf heures.
C'est ainsi que j'eux droit à une
troisième nuit d'été pleine d'amour,
  de douceur et de parfum de fleurs.
Nous débarquâmes le lendemain
vers midi à Algésiras où je dus prendre congé
d'elle qui voulait y attendre
ses amis, puis je repris seul la route
en me promettant de traverser
l'Espagne aussi rapidement que possible.    



17

A la vie.

Quelques temps après ce pique-nique avorté
près de Böblingen, je fis la connaissance
d'une belle jeune femme blonde que je
devais épouser près de deux ans plus
tard en Algérie.
Peu après la déclaration d'indépendance
de ce pays, en 1962, nous nous
rendîmes à Paris où nous résidâmes
tant bien que mal pendant une dizaine
de mois. Elle y tomba enceinte et nous
décidâmes d'aller prendre soin d'elle chez
ma mère qui habitait à Oran, en Algérie.  

Le mari de ma soeur était un
personnage politique influent qui
venait de décliner l'offre d'un
porte-feuille de ministre à cause de l'amour
de son métier qui était celui de journaliste
et de commentateur à la radio et à la télévision.
Il replaça l'histoire de ma condamnation
à mort dans son vrai contexte en démontrant
que mon exécution avait été décidée pour
des raisons personnelles et non pas politiques.
Je ne fus donc plus inquiété, mais, ivre de
colère, je provoquai mon accusateur en
duel au pistolet qu'il déclina en feignant
d'être soudain sujet à une crise cardiaque.
Enfin cette affaire étant tombée dans l'oubli,

j'écoulais des jours heureux
avec ma petite amie chez ma mère.
Puis un jour, alors que ma petite amie était
enceinte de plus de huit mois, ma mère
m'enjoignis de l'épouser sans tarder. Indécis,
je lui posai donc la question et elle sauta à
mon coup en criant:"Oui, oui, oui!"
Je la conduisis donc devant le maire
quelques jours seulement avant sa
délivrance, puis je l'installai dans un avion
pour qu'elle retourne chez sa mère afin d'y
mettre l'enfant au monde dans de meilleures
conditions médicales que celles qui régnaient
en Algérie. Un semaine plus tard, elle m'écrivit
qu'elle avait mis un garçon au monde et
qu'elle lui avait donné mon second prénom.
Trois mois plus tard, je pus enfin la rejoindre
en Allemagne, mais en faisant un détour
par le Maroc où habitait mon frère pour
lui rendre visite et le revoir après plusieurs
années d'absence. Je me rendis d'abord
à Oujda pour revoir cette ville de ma
jeunesse puis j'embarquai dans un train de
nuit qui m'emmena jusqu' à Rabat, capitale
administrative du Maroc.
J'y fus reçu par mon frère qui vivait
avec sa femme et ses deux enfants
dans une villa de fonction que son épouse
avait obtenue parce qu'elle
était enseignante dans l'école qui
était située en face de leur demeure.
Nous passâmes des jours agréables
et  mon frère, qui était journaliste et
présentateur des informations du soir
à la télévision marocaine ainsi qu'à la radio

américaine Voice of America, m'emmenait
parfois avec lui pour des interviews
d'hommes politiques tels que le commandant
Dlimi, par exemple, ou des acteurs de cinéma
internationaux qui tournaient un film
à Meknès, ou enfin, aux studios radiophoniques
de la Voice of America. Nous allions aussi souvent 
à la plage et fréquentions des bistrots
ou faisions encore nos emplettes
dans la ville proche de Salé.
Mais des évènements survinrent qui allaient
avoir une répercussion sur
ma vie à Rabat d'abord, puis en France
ensuite et enfin en Allemagne aussi.
En fait, il s'agissait plutôt de brèves
aventures amoureuses que j'eus au Maroc avec
trois superbes femmes qui rivalisaient en beauté.
La première, dont j'avais fait la connaissance
à l'occasion d'un dîner chez un ami de mon frère,
était d'une beauté si fascinante que je ne
pouvais détacher mon regard d'elle durant
toute la soirée. Elle avait les traits
fins et les cheveux lisses d'une Européenne
et de magnifiques yeux d'un vert un peu clair,
mais son teint était d'un brun rouge si
profond qu'on eut pu la croire métissée de noir.
Farouche, elle resista à ma cour
pendant le dîner, mais le moment
vint pour elle de flancher et elle
s'éprit de moi avant la fin de la soirée.
La deuxième était une très belle
parente de ma belle-soeur. Une très
belle brune aux yeux bleus et un
sourire étincelant. Elle aussi resista
à mon appel, pendant plusieurs jours
sur la plage ensoleillée, mais une nuit durant
laquelle nous fûmes contraints
de dormir tous deux dans le salon
ouvert de cette villa, ce fut elle qui
me conquit en me dédiant un sourire
des plus érotiques qui soit, près d'une grande
fenêtre ouverte sur un jardin
qui embaumait la rose et le jasmin.
Mon frère et son épouse me
persuadèrent de venir m'installer
à Rabat avec ma femme et
notre enfant. Ils me prêtèrent donc
leur petite voiture pour que j'aille les
amener d'Allemagne et je me mis en route
le lendemain même. Je me dirigeai à bon train
vers Tanger, escomptant de mêler l'utile à
l'agréable en m'embarquant de là vers l'île de
Gibraltar que je tenais absolument à voir.
Mais à moitié
chemin environ, je fus sollicité par un
auto-stoppeur solitaire qui me faisait le
signe du pouce caractéristique pour que je
l'embarque avec moi. Me disant
qu'un peu de compagnie me ferait
du bien, je m'arrêtai donc et l'autostoppeur
en blue-jeans, blouson
et casquette s'avéra être une belle
dame blonde qui me demanda en un
Français teinté d'accent germanique
si je me dirigeai vers Ceuta.
Je lui répondis en Allemand que non,
que je me dirigeai vers Tanger, mais
elle s'installa dans la voiture en me priant
d'aller plutôt à Ceuta parce que ses amis l'y
attendaient et qu'un Ferry démarrerait de
là vers Algesiras à 18 heures. Succombant à
son charme, j'oubliai Gibraltar et roulai au
seul tombeau ouvert que nous permettait
la petite voiture, entre cent et cent
vingt kilomètres à l'heure, pour arriver
à Ceuta vers 17heure 30. Nous aurions
pu être à l'heure, malheureusement le
contrôle douanier dura quinze précieuses
minutes, puis nous reprîmes la route à toute
vitesse vers le port et ma compagne
m'indiquait le chemin à suivre.
Etonné, je lui demandai comment
il se faisait qu'elle connaissait
l'endroit et elle me répondit que
c'était par ce village qu'elle était
entrée au Maroc. Arrivé au port,
je fis crisser les pneus en freinant
sur le quai, près du flanc du ferry, content
d'y être parvenu in extremis, mais je crus
être sujet à un étourdissement en voyant
le flanc du bateau s'éloigner tout doucement
dans un profond silence. Eberlués, nous
sautâmes tous deux hors de la voiture et,
tandis que le bateau s'était éloigné d'un
mètre environ, je levai les yeux vers le haut
bastingage et fis des signes à un
stewart qui regardait par dessus
bord pour qu'il nous attende,
mais il répondit par signe lui aussi
qu'il était trop tard pour embarquer.
En effet, le ferry était halé par deux
remorqueurs et glissait en chuitant
sur l'eau calme du port et s'éloignait
en silence à vingt, puis à cinquante,
puis à une centaine de mètres du bord,
avant de faire tourner son hélice
tandis que nous le regardions
s'éloigner vers le large.   
Me tournant enfin vers ma compagne,
je lui demandai:
- Sais-tu à quelle heure part le
prochain ferry?
Elle répondit dans un soupir:      
- Demain matin à neuf heures.
C'est ainsi que j'eux droit à une
troisième nuit d'été pleine d'amour,
  de douceur et de parfum de fleurs.
Nous débarquâmes le lendemain
vers midi à Algésiras où je dus prendre congé
d'elle qui voulait y attendre
ses amis, puis je repris seul la route
en me promettant de traverser
l'Espagne aussi rapidement que possible.    



17

A la vie.

Quelques temps après ce pique-nique avorté
près de Böblingen, je fis la connaissance
d'une belle jeune femme blonde que je
devais épouser près de deux ans plus
tard en Algérie.
Peu après la déclaration d'indépendance
de ce pays, en 1962, nous nous
rendîmes à Paris où nous résidâmes
tant bien que mal pendant une dizaine
de mois. Elle y tomba enceinte et nous
décidâmes d'aller prendre soin d'elle chez
ma mère qui habitait à Oran, en Algérie.  

Le mari de ma soeur était un
personnage politique influent qui
venait de décliner l'offre d'un
porte-feuille de ministre à cause de l'amour
de son métier qui était celui de journaliste
et de commentateur à la radio et à la télévision.
Il replaça l'histoire de ma condamnation
à mort dans son vrai contexte en démontrant
que mon exécution avait été décidée pour
des raisons personnelles et non pas politiques.
Je ne fus donc plus inquiété, mais, ivre de
colère, je provoquai mon accusateur en
duel au pistolet qu'il déclina en feignant
d'être soudain sujet à une crise cardiaque.
Enfin cette affaire étant tombée dans l'oubli,

j'écoulais des jours heureux
avec ma petite amie chez ma mère.
Puis un jour, alors que ma petite amie était
enceinte de plus de huit mois, ma mère
m'enjoignis de l'épouser sans tarder. Indécis,
je lui posai donc la question et elle sauta à
mon coup en criant:"Oui, oui, oui!"
Je la conduisis donc devant le maire
quelques jours seulement avant sa
délivrance, puis je l'installai dans un avion
pour qu'elle retourne chez sa mère afin d'y
mettre l'enfant au monde dans de meilleures
conditions médicales que celles qui régnaient
en Algérie. Un semaine plus tard, elle m'écrivit
qu'elle avait mis un garçon au monde et
qu'elle lui avait donné mon second prénom.
Trois mois plus tard, je pus enfin la rejoindre
en Allemagne, mais en faisant un détour
par le Maroc où habitait mon frère pour
lui rendre visite et le revoir après plusieurs
années d'absence. Je me rendis d'abord
à Oujda pour revoir cette ville de ma
jeunesse puis j'embarquai dans un train de
nuit qui m'emmena jusqu' à Rabat, capitale
administrative du Maroc.
J'y fus reçu par mon frère qui vivait
avec sa femme et ses deux enfants
dans une villa de fonction que son épouse
avait obtenue parce qu'elle
était enseignante dans l'école qui
était située en face de leur demeure.
Nous passâmes des jours agréables
et  mon frère, qui était journaliste et
présentateur des informations du soir
à la télévision marocaine ainsi qu'à la radio

américaine Voice of America, m'emmenait
parfois avec lui pour des interviews
d'hommes politiques tels que le commandant
Dlimi, par exemple, ou des acteurs de cinéma
internationaux qui tournaient un film
à Meknès, ou enfin, aux studios radiophoniques
de la Voice of America. Nous allions aussi souvent 
à la plage et fréquentions des bistrots
ou faisions encore nos emplettes
dans la ville proche de Salé.
Mais des évènements survinrent qui allaient
avoir une répercussion sur
ma vie à Rabat d'abord, puis en France
ensuite et enfin en Allemagne aussi.
En fait, il s'agissait plutôt de brèves
aventures amoureuses que j'eus au Maroc avec
trois superbes femmes qui rivalisaient en beauté.
La première, dont j'avais fait la connaissance
à l'occasion d'un dîner chez un ami de mon frère,
était d'une beauté si fascinante que je ne
pouvais détacher mon regard d'elle durant
toute la soirée. Elle avait les traits
fins et les cheveux lisses d'une Européenne
et de magnifiques yeux d'un vert un peu clair,
mais son teint était d'un brun rouge si
profond qu'on eut pu la croire métissée de noir.
Farouche, elle resista à ma cour
pendant le dîner, mais le moment
vint pour elle de flancher et elle
s'éprit de moi avant la fin de la soirée.
La deuxième était une très belle
parente de ma belle-soeur. Une très
belle brune aux yeux bleus et un
sourire étincelant. Elle aussi resista
à mon appel, pendant plusieurs jours
sur la plage ensoleillée, mais une nuit durant
laquelle nous fûmes contraints
de dormir tous deux dans le salon
ouvert de cette villa, ce fut elle qui
me conquit en me dédiant un sourire
des plus érotiques qui soit, près d'une grande
fenêtre ouverte sur un jardin
qui embaumait la rose et le jasmin.
Mon frère et son épouse me
persuadèrent de venir m'installer
à Rabat avec ma femme et
notre enfant. Ils me prêtèrent donc
leur petite voiture pour que j'aille les
amener d'Allemagne et je me mis en route
le lendemain même. Je me dirigeai à bon train
vers Tanger, escomptant de mêler l'utile à
l'agréable en m'embarquant de là vers l'île de
Gibraltar que je tenais absolument à voir.
Mais à moitié
chemin environ, je fus sollicité par un
auto-stoppeur solitaire qui me faisait le
signe du pouce caractéristique pour que je
l'embarque avec moi. Me disant
qu'un peu de compagnie me ferait
du bien, je m'arrêtai donc et l'autostoppeur
en blue-jeans, blouson
et casquette s'avéra être une belle
dame blonde qui me demanda en un
Français teinté d'accent germanique
si je me dirigeai vers Ceuta.
Je lui répondis en Allemand que non,
que je me dirigeai vers Tanger, mais
elle s'installa dans la voiture en me priant
d'aller plutôt à Ceuta parce que ses amis l'y
attendaient et qu'un Ferry démarrerait de
là vers Algesiras à 18 heures. Succombant à
son charme, j'oubliai Gibraltar et roulai au
seul tombeau ouvert que nous permettait
la petite voiture, entre cent et cent
vingt kilomètres à l'heure, pour arriver
à Ceuta vers 17heure 30. Nous aurions
pu être à l'heure, malheureusement le
contrôle douanier dura quinze précieuses
minutes, puis nous reprîmes la route à toute
vitesse vers le port et ma compagne
m'indiquait le chemin à suivre.
Etonné, je lui demandai comment
il se faisait qu'elle connaissait
l'endroit et elle me répondit que
c'était par ce village qu'elle était
entrée au Maroc. Arrivé au port,
je fis crisser les pneus en freinant
sur le quai, près du flanc du ferry, content
d'y être parvenu in extremis, mais je crus
être sujet à un étourdissement en voyant
le flanc du bateau s'éloigner tout doucement
dans un profond silence. Eberlués, nous
sautâmes tous deux hors de la voiture et,
tandis que le bateau s'était éloigné d'un
mètre environ, je levai les yeux vers le haut
bastingage et fis des signes à un
stewart qui regardait par dessus
bord pour qu'il nous attende,
mais il répondit par signe lui aussi
qu'il était trop tard pour embarquer.
En effet, le ferry était halé par deux
remorqueurs et glissait en chuitant
sur l'eau calme du port et s'éloignait
en silence à vingt, puis à cinquante,
puis à une centaine de mètres du bord,
avant de faire tourner son hélice
tandis que nous le regardions
s'éloigner vers le large.   
Me tournant enfin vers ma compagne,
je lui demandai:
- Sais-tu à quelle heure part le
prochain ferry?
Elle répondit dans un soupir:      
- Demain matin à neuf heures.
C'est ainsi que j'eux droit à une
troisième nuit d'été pleine d'amour,
  de douceur et de parfum de fleurs.
Nous débarquâmes le lendemain
vers midi à Algésiras où je dus prendre congé
d'elle qui voulait y attendre
ses amis, puis je repris seul la route
en me promettant de traverser
l'Espagne aussi rapidement que possible.    



18.

A la mort


Mon voyage à travers fut plus lent que
je ne l'avais prévu. D'abord, lorsque
je vis le nom de Cadix sur un poteau indicateur,
je ne pus m'empêcher de faire undétour par
cette ville-là. Le même soir, je remontai
vers le Nord-Est par de mauvaises petites
voies  secondaires avant de pouvoir enfin
circuler sur la route nationale.
J'avais  presque dû rebrousser chemin
en empruntant ces routes qui étaient dans
un état lamentable et, en passant par
Alméria et Murcia, je décidai de poursuivre
mon chemin en longeant la côte
méditerrannéenne par Marbella
et Malaga pour rejoindre la France.
Mais je changeai d'avis en chemin
et je pris la direction de Madrid.
En cours de route, je n'avais aucune notion
de la valeur de la Pésète.
Il me fallait, pour calculer en Francs français,
passer par le Deutsch Mark allemand, afin
de comparer les prix espagnols avec ceux
que je connaissais déjà. Au début, je ne
pouvais pas m'expliquer pourquoi un jeune
garçon qui avait lavé mon pare-brise à une
station d'essence, avait regardé avec
ahurissement la pièce de 50 Pesetas que
je lui avais donné comme pourboire,
ni pourquoi il était devenu si joyeux en se
confondant en remerciments:
- For migo, senor?
- Si.
-  Oh! Muchas gracias senor, muchas gracias,
muchas gracias.
Tempérant son exhubérence avec un geste
de la main, je lui répondis, quoiqu'étonné
de son enhousisasme:
- De nada, de nada.
Je me promis alors d'aller me
renseigner auprès d'une banque,
car il m'était apparu impérieux de connaître
la valeur de cet argent 
avant que je ne devienne trop
prodigue par ignorance. Après avoir continué
ma route, je dus m'arrêter
pour prendre à bord un jeune garçon
qui me faisait signe de l'emmener
avec moi. Il me fit comprendre, après maints
malentendus et répétitions
plus lentes de son verbe facond,
qu'il voulait que je le dépose à 15 kilomètres
de là, droit devant, où il se rendait chez son
oncle qui y tenait une école de tauromachie
parce qu'il voulait devenir toréador et...
comprende senor?
- Si, monte, lui dis-je.
Nous arrivâmes bientôt à destination
et il insista tant et si bien que je dus
le suivre dans l'hacienda pour qu'il me présente
à son oncle. Celui-ci se tenait dans un enclos
en tenant une sorte de brancard à roulettes
qui était surmonté par une tête de taureau
en osier avec lequel il courait rapidement
vers quatre jeunes garçons auxquels il
était en train d'enseigner les arcanes
de la tauromachie. Après la
présentation, je fus installé à une
table qui se trouvait sur une véranda avec
une limonade fraîche à la main
et sa tante accourut pour poser d'autorité
devant moi une savoureuse tortilla et un
plat de salade verte.
Après le repas, je fus pris de torpeur
et craignant de m'attarder, je
m'ébrouai pour prendre congé de
cette gentille famille et je leur fis mes
dieux en tendant un billet à la tante pour la
remercier de m'avoir restauré,  mais ils s'en
offusquèrent et ne recouvrirent le sourire que
lorsque, confus, je les remerciai
chaleureusement en remettant
le billet dans ma poche.
Oui, cette torpeur, cette chaleur torride,
l'air chaud qui s'échappait du chauffage
déficient qui était impossible à réparer, toutes
les vitres grand'ouvertes qui aspiraient l'air
chaud du dehors, tous ces arrêts que j'étais
obligé de faire tous les vingt kilomètres afin
de laisser un peu d'air s'échapper de la chambre
à air qui se re-gonflait à bloc sous l'effet du
surchauffement de l'asphalte, mes yeux rougis
qui me brûlaient, la mootonie du paysage
uniforme qui défilait en frissonnant devant moi,
plongèrent mon esprit dans un état d'étrange
léthargie. Après plus de cinq heures de conduite
passées à resister à la chaleur ambiante et
à l'ennui causé par tant de monotonie,
je pus enfin saluer la venue du soir qui
coïncidait avec la traversée d'un paysage
devenu soudain de plus en plus vert et fleuri.
Des noms de lieux défilaient dans mon esprit:
Séville, l'Alhambra, Grenade... Puis je vis le
nom de Tolède inscrit sur un panneau indicateur.
"Ah, Tolède!, où furent jadis forgées des lames de
grand renom...",  pensai-je et cette ville me parut,
dans mon imagination, être comme une
fortification dont les crénaux se dresseraient
sur un ciel nocturne étoilé, peuplée de caballeros
et de belles dames en mantille. Je virai donc
et dirigeai ma voiture vers cette ville qui ne
se trouvait, après tout, qu'à une vingtaine de kilomètres
de là. Plongé dans la contemplation de la nature
qui défilait devant moi, ennivré par la
douceur du soir qui s'annonçait, je ne me
rendis pas compte que j'avais ralenti ma
course très sensiblement. Une jeep découverte,
surmontée d'un clignotant bleu et conduite
par deux gendarmes me dépassa à une allure
étrangement lente. Un instant plus tard, une
petite cylindrée blanche me dépassa aussi et
vint se placer entre la jeep des gendarmes
et ma voiture. Une minute plus tard, un
autre petit véhicule de couleur marron me
dépassa aussi et alla, lentement, se placer
derrière la petite voiture blanche.
- Ah, ça alors!, ne pus-je m'empêcher de dire.
Consultant rapidement le compteur de vitesse
du regard, je fus étonné de voir que je ne
roulais plus qu'à 70 Km/Heure. Me resaisissant,
j'accélérai et dépassai les trois voitures
pour aller rouler loin devant elles.
A bout d'un certain temps, mon esprit fut,
de nouveau, accaparé par la beauté du paysage.
Un instant plus tard, je vis les trois véhicules me
dépasser dans le même ordre qu'auparavant
et je compris que j'avais diminué mon allure
sans m'en rendre compte. M'ébrouant de ma
torpeur, je les poursuivis pour les dépasser et
m'éloigner, à grande vitesse, loin devant eux
sur plusieurs kilomètres.
Je roulais à vive allure depuis plusieurs minutes
déjà et je vis le soleil se coucher sur ce paysage
qui me fascinait tant. Le soir tomba rapidement
et, d'un geste mécanique, j'allumai la lumière
de mes phares en roulant avec une étrange
sensation de détachement de tout ce qui
s'offrait à ma vue. Il me sembla que je rêvais
inconsciemment à Dieu sait quoi tout en
perdant la notion de ce moment.
Mes yeux se fermèrent irrésistiblement et je
sentis un doux sommeil m'envahir.
Résistant à la tentation d'y sombrer, j'ouvris
les yeux et relevai ma tête pour revoir la
route qui défilait devant moi. "Il va me falloir
aller bientôt dormir", pensai-je. Mais pas dans
le premier hôtel venu, car j'espérai arriver à
Tolède avant la nuit.
Un moment plus tard je sentis bien mes paupières
se clore, je savais que le sommeil s'emparait de
moi, je savais que je devais rouvrir les yeux,
m'arracher à la torpeur, redresser ma tête et
voir la route pour m'y arrêter le plus tôt possible
et passer la nuit dans la voiture, au bord de
la route, mais je ne pus résister à la suavité de
cet assoupissement contre lequel je ne pouvais
me défendre.
A vive allure, tous phares allumés, je sombrai
dans un bref mais lourd sommeil. J'entendais le
siflement du vent de la course, le ronflement du
moteur et le chuintement des roues sur l'asphalte chaude.
Une intuition soudaine me fit relever la
tête et rouvrir mes yeux, mais je fus long à
comprendre ce que je voyais devant moi.
Je constatai d'abord que je roulais à 90 Km/H
alors que devant moi, sur la route à une
centaine de mètres environ, il y avait deux
sources de lumière très vive qui m'éblouissaient
depuis le côté droit de la voie et deux autres
lumières rouges sur le côté gauche de la même
voie et que je supposai être des feux de
signalisation arrière d'une voiture.
"Comment cele se fait-il?", m'étonnai-je,
en me demandant pourquoi les voitures
roulaient à gauche comme en Angleterre.
Cependant, j'approchai à vive allure des lumières
aveuglantes quui me parurent élevées.
Je n'étais plus qu'à une cinquantaine de
mètres de ces lumières et tout se passa très vite.
J'aperçus deux hommes assis au-dessus
des lumières, dans la cabine de ce que je
reconnus maintenant être un camion.
Les deux hommes me regardaient avec des
yeux agrandis par l'horreur et leur bouche
s'ouvrait de plus en plus, comme pour laisser
échapper un cri d'épouvante. Les pare-chocs
de ce camion étaient situés à la hauteur de
mon pare-brise et les deux phares
projettaient une lumière blanche.
Les deux hommes, leurs yeux exorbités,
avaient levé les mains à hauteur de leur visage
et je pouvais reconnaître qu'ils poussaient 
des cris d'effroi en me voyant arriver vers eux
à grande vitesse. Je ressentis une douleur
dans mes tripes et, regardant à gauche pour
voir si j'éviterais le camion en changeant de voie,
mais je dus me rendre compte que ces lumières
rouges condamnaient cette portion de voie sur
laquelle était amoncelé un long et haut tas
de gravier. Une vingtaine de mètres seulement
me séparaient du camion lorsque, portant mon
regard à droite, je vis un précipice tellement
obscur que son fond n'était pas visible.
Rapidement et, à une dizaine de mètres du camion,
j'aperçus une lacune Qui se trouvait entre la
cabine du camion et le panneau de signalisation.
Je braquai à gauche de toutes mes forces,
frôlai la cabine, m'insérai entre elle et le
panneau de signalisation et m'engageai dans
la pente que formait le tas de gravier.
Ma voiture s'envola littéralement vers le ciel et
la force centrifuge créée par le braquage
intempestif, la fit se pencher vers son côté droit.
Puis elle marqua un bref moment de suspension
en l'air durant lequel je pus voir, encadré par
mon pare-brise, un pan de ciel étoilé,
puis je ne vis plus rien.
Enfin j'ouvris les yeux et constatai avec
ahurissement que j'étais assis à l'intérieur
d'un sombre cagibi. Bourru, je promenai mon
regard à droite et à gauche dans ce que je crus
être une remise à balais, mais je n'apperçus ni
balai, ni seau, ni serpillaire. Devant moi, au centre
de ce qu'il me sembla être une porte, il y avait une
longue vitre placée longitudinalement qui me
permit de voir au-delà de ce sombre réduit.
"Ah, je me trouves dans un ascenseur", pensai-je
confusément. "Mais, qu'est-ce que je fais dans
un ascenseur!", me demandai-je encore. Et ce
couloir-là que je voyais devant moi, était tout
à fait étrange. On eut dit que son sol était fait
de gravier aplani et, là-bas, dans le fond, il y a
avait des tâches d'ombres qui ressembalient
à des arbres. "Ah, j'y suis, je suis assis dans
l'ascenseur du cinquième étage de
l'Ecole des Beaux-arts! Mais, a-t-on idées de
décorer ce mur dejà si sombre avec des
silhouettes d'arbres plus sombres encore?!",
m'offusquai-je encore. A ce moment même,
la lumière intense des phares d'une voiture
qui semblait gravir une pente perçèrent la
nuit noire en flamboyant parmi les arbres et...
je me souvins. J'avais fait un accident et j'étais
assis sur la vitre latérale droite de ma voiture.
Ce que je prenais pour la vitre d'une cage
d'ascenseur était, en fait, celle de mon pare-brise,
car ma voiture était couchée sur son flanc droit. 
J'avais donc perdu connaissance juste après
avoir vu le ciel étoilé et je dus sans doute cogner
quelque chose avec mon front lorsque la voiture
se coucha sur le sol de gravier, car j'y avais
une bosse importante.   
Ensuite, je suis sorti de la voiture comme on
sort d'une cave, en soulevant la portière de gauche.
J'avais atterri sur le sommet de cet immense
tas de gravier qui avait été soigneusement
tassé en forme de longue pyramide tronquée
et qui occupait toute la surfface de la moitié
gauche de la routesur une trentaine de
mètres environ. La voiture qui venait de percer
obliquement l'obscurité avec ses phares
arriva à ma hauteur et emprunta l'autre moitié de
la voie de laquelle le camion avait disparu.
Cette voiture m'ignora ou ne me vit pas et
continua son chemin. Je maugréais encore à
l'intention des camionneurs et de cette
voiture-là lorsque j'aperçus soudain
a jeep des gendarmes que j'avais semée
auparavant, passer à son tour. Joyeux,
je leur fis des grands gestes en les appelant
à la rescousse, mais ils pousuivirent leur
oute comme s'ils ne m'avaient pas vu. Peu après
surgirent, l'une après l'autre, la petite voiture
blanche et le véhicule marron qui la suivait.
Aussitôt, je leur fis des grands signes en les
appelant à l'aide, mais toutes deux suivirent
l'exemple de la jeep des gendarmes en passant
leur chemin s'en prendre garde à moi.  
J'avais entendu dire que les Espagnols craignaient
tellement la Guarde civile qu'ils ne se mêlaient à
aucun accident de la route. Résigné, je retournai
près de ma voiture et, après une courte réflexion,
je creusai le gravier sous les deux roues de droite
assez profondément pour pouvoir faire basculer
la voiture en la poussant légèrement.
Cela fait, je m'installai au volant pour
reprendre la route et, renonçant à voir
Tolède, je me dirigeai vers Madrid.

 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


 
 
 
 
 

 
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