Le dernier soir de ma mésaventure, Margret K. revint de son voyage et me trouva debout au beau milieu de la grande salle qui était abondamment éclairée. Elle s’approcha de moi et nous nous entretînmes un peu à son sujet et, tandis que nous parlions, un petit groupe d’enfants se mit à crier fort dans la rue. Un bref accès de paranoïa me saisit et je crus qu’ils m’interpelaient en parlant de moi entre eux.
— Qu’as-tu donc ?, s’enquit-elle.
— Les enfants ! C’est à moi qu’ils font allusion, répondis-je, alarmé.
— Mais non, ce sont des enfants qui s’amusent dehors, crut-elle devoir m’expliquer.
Marquant un temps de pause, elle me regarda avec attention et me proposa :
— Veux-tu que je te donne un comprimé de sédatif ?
— Merci, finis-je par accepter.
J’avalai la pilule et, un instant plus tard, je commençai à trouver l’appartement dans lequel nous étions, moins sinistre qu’auparavant.
Le lendemain, je peignis un nouveau petit tableau en éprouvant de la nostalgie pour la liberté de voyager dans le monde. J’avais oublié ce projet que j’avais fait avant de devenir artiste peintre. Je m’installai dans un fauteuil de velours vert et plaçai mon carton à dessin sur les genoux. Puis je me mis en devoir de peindre un coin de cette chambre-atelier, celui de droite en entrant, mais que je voyais à ma gauche depuis mon fauteuil et j’en reproduisis chaque élément avec un grand amour du détail. Le grand poêle à charbon, en carreaux de faïence ocre-jaune, la couverture de laine blanche marocaine dont les tons étaient ocrés comme ceux d’un travail amérindien, une prise de courant électrique encastrée dans le mur, des plantes sèches plantées dans un grand vase de verre, le tapis de coco et enfin moi, assis dans ce fauteuil de velours vert à ornementation en peluche. Je me représentai sous la forme d'une personne assise dont la tête était celle d’un aigle au-dessus de laquelle le plafond de la pièce se transformait en ciel bleu.
Le voyant peu après, Margret me demanda de le lui offrir et je lui en fis cadeau.
Le plus souvent, je plaçais un tableau terminé face au mur et, parce que je ne le destinais à rien, je le laissais là sans plus m’en occuper. Je ressentais une grande envie de partir en voyage et de parcourir une grande partie du Monde ou encore le Monde entier si cela m’aurait été possible. Mais je dus rester à Berlin et poursuivre la même vie. Il est curieux de constater qu’une fois qu’on a abandonné ses vieilles habitudes, que ces nouvelles habitudes deviennent aussi des vieilles habitudes.
Ma vie avait pourtant quelque peu changé et elle commençait à se compliquer sensiblement. Je continuai à faire la navette entre mes quatre amies sans cesser mes virées dans la ville ni mes rencontres avec mes amis. Quant à Inga W., elle avait fini par me lasser à force de s’injecter de l’Héroïne à chaque fois que nous nous retrouvions et je finis par la perdre de vue pendant longtemps. Mais mon étrange état d’esprit devenait inquiétant et il s’aggravait de jour en jour en me ballotant entre des rêves et des cauchemars que je ne comprenais pas.
Lorsque je rentrais chez Margret, je scrutais prudemment les recoins sombres de l’immeuble, de la cour et de l’escalier en suspectant qu’un danger inconnu pouvait surgir de par-ci ou par là. Sérieusement ébranlé par ce que je croyais être un accès de folie, par les hallucinations qui se multipliaient et qui surgissaient du néant, n’importe où et n’importe quand, je finis par en être hébété en permanence. Je ne goûtais que rarement à un bien-être perdu qui s’ignorait et que je recherchais, sans savoir qu’il s’agissait de lui. Je m’isolais parfois chez Margret pour y fumer un joint et m’occuper de mon art.
C’est ainsi qu’un jour, l’envie me vint de peindre quelque chose et, comme j’improvisais souvent mes tableaux, je ne savais que faire. Avisant un magazine, j’en arrachai la première page car elle représentait une superbe femme qui était vêtue d’un maillot de bain doré. Je la peignis en me concentrant sur son corps jusqu’à ce qu’il ne resta plus assez d’espace dans le haut de la toile pour y ajouter sa tête. Jugeant le tableau incomplet, je reproduisis alors la feuille arrachée sur l’une de ses épaules. Ensuite, je considérai le tableau d’un œil dubitatif et, enfin, je l’abandonnai sur le chevalet sas y revenir pendant plusieurs jours.
Entretemps j’avais informé Jutta et Traudel que j’avais établi mon atelier chez Margret. Elles y vinrent me rendre visite plusieurs fois à tour de rôle, indépendamment l’une de l’autre. Si elles m’aimaient, je n’y croyais guère, mais, à mon grand étonnement, Jutta, Traudel et Gisela souhaitaient toutes m’épouser. Leur vœu me prit au dépourvu et me sidéra. J’en fus même alarmé, car depuis que je m’étais séparé de ma première épouse, j’avais pris la vie maritale en horreur. Jusqu’à la fin de ma vie, je ne me suis plus jamais remarié.
Gisela m’avait un jour emmené pour passer quelques jours dans sa petite maison de campagne et elle y avait invité ses parents. Je ne devinai pas le véritable motif de leur invitation et, lorsque nous les reçûmes, je me comportai en hôte attentionné mais sans comprendre qu’ils s’attendaient à davantage de moi. Je les avais déçus, cela se voyait à leur attitude. Plus tard, je compris que Gisela avait tenu à me présenter à ses parents afin que je leur demande sa main. Elle ne m’en tint pas rigueur et, ce soir-là, après qu’elle se fut assoupie toute nue auprès de moi, alors que je n’avais pas sommeil, je regardai dans un petit appareil de télévision un reportage berlinois. Il concernait une rue de Wilmersdorf où se trouvait une demi-douzaine de magasins qui étaient tous tenus par des femmes. Parmi eux, il y avait celui de Jutta N. Je les reconnues toutes et j’assistai à une interview de Jutta.
Je n’éprouvais aucun remords de conscience, mais, ce qui me désola pour Jutta, c’est qu’elle n’avait pas su gérer cet évènement. Cela aurait suscité davantage d’engouement pour ce qu’elle faisait.
Nos vacances achevées, Gisela et moi, nous retournâmes à Berlin où nous nous séparâmes et allâmes vivre, chacun de son côté, jusqu’à notre suivant rendez-vous. Ensuite, après avoir passé quelques autres jours avec Jutta, je me rendis chez Margret où je retrouvai mon tableau sur son chevalet.
Le quartier de Charlottenburg me déplaisait à cause de sa grisaille et de ses rues quasi-désertes. Lorsque je pénétrais dans l’immeuble sombre, je me sentais dépaysé, loin des lumières et de la foule du centre-ville auxquelles j’étais habitué. Margret était absente. Vers minuit, je fourrai mon linge sale dans une taie d’oreiller et l’emportai dans une laverie publique proche, à un coin de rue de là. Il faisait nuit noire et cette rue était déserte. En passant près d’une maison particulière, son unique étage me fit penser à un mas de campagne et j’y vis, dans la pénombre de sa cour latérale, quelque chose qui ressemblait une planche posée contre une grande auge qui ne pouvait être qu’un abreuvoir pour bestiaux. Cette maison me parut laide et je m’en éloignai pour rejoindre le local de lessivage.
Ce lieu était désert mais bien éclairé à l’intérieur, dans un coin de rues qui paraissaient sombres, par rapport à lui, malgré leurs deux rangées de réverbères. Lorsque j’y pénétrai, je remarquai qu’il possédait une seconde issue qui s’ouvrait sur la rue adjacente. Après avoir mis mes vêtements dans une lessiveuse, je m’assis sur l’une des chaises rembourrées qui se trouvaient entre les des portes.
Au bout d’un moment de rêverie provoqué par le ronronnement monotone de la machine à laver, je crus percevoir un bruit de pas dans la rue silencieuse et pensai que cet endroit était propice aux agressions crapuleuses dont souffrait la ville. Le cœur battant, je e levai pour jeter un coup d’œil prudent à l’extérieur, mais il n’y avait pas âme qui vive dans la rue. La rue adjacente, alors ? Je m’y rendis à pas de loup, les poings serrés et prêt à toute éventualité. Là non plus, il n’y avait personne. Indécis, je restai debout entre les deux portes à surveiller tantôt l’une et tantôt l’autre. J’avais peur que quelque malfrat ne m’agresse pour me dévaliser.
Au bout d’un moment, fatigué de me tenir aux aguets, je me rassis sur la chaise sans cesser de tourner la tête vers la gauche et vers la droite pour surveiller les deux accès, jusqu’à ce que mon linge fut lavé. J’étais resté calme en apparence, mais en moi s’était infiltré un mauvais sentiment de peur. Avec mon linge lavé dans la taie d’oreiller, je quittai le local en surveillant les alentours et je repassai devant la maison massive. J’approchai de la cour pour m’assurer si j’avais bien vu, peu auparavant, mais je n’y revis aucune planche, ni auge, rien que des taches d’ombre qui provenaient du bord du toit et des branches d’arbres de la rue.
Je remontai à l’appartement et m’assis devant mon chevalet. Avais-je fumé ? Oui, certainement car, il n’y avait que le matin que je ne fumais pas avant d’avoir acheté en ville une portion de Haschich. Je me mis à penser à moi-même et, insensiblement, je m’analysai avec précision et compétence.
A la gauche de la dame en maillot de bain doré, je peignis d’abord la maison obscure et je veillai à n’y inscrire que des ombres. Je lui donnai l’apparence d’une maison villageoise bien qu’elle ne le fut pas. Ce fut l’impression qu’elle me donna qui m’y incita. Ensuite, je peignis un arbre aux branches sèches et nues à la droite du modèle et j’en accentuai les ramifications pour former la tête d’un animal monstrueux dont la physionomie qui entre celle d’un équidé à la gueule ouverte et une bête à cornes dont la prolongation se transformait en branches. C’était un monstre occulte qui propageait le mal sur la Terre. Je croyais qu’il était le responsable de mon mal mais je fis un effort de volonté pour me remémorer que ce n’était qu’un arbre que j’avais vu dans la rue et que je l’avais interprété tragiquement. De sa gueule ouverte je fis couler un long filet d’eau que recueillait une sorte de baignoire. Mais ce récipient était formé comme une auge. J’essayai d’y découvrir une signification, mais rien ne m’en parut clair ni édifiant. Pensant à moi-même, je peignis un visage quelconque entre l’arbre et l’auge. En dedans de ce moi-même, je vis un autre moi et, tout en pensant que j’étais double, je peignis ce double dans le premier moi qui était sur la toile. Puis je découvris que, dans ce deuxième moi s’en trouvait un troisième. Je fus surpris de le découvrir. Je peignis ce troisième moi dans les deux premiers et, ne sachant pas quoi ajouter à cette image, je la plaçai, une fois pour toutes, debout sur le sol et sa face contre le mur.
J’étais devenu confiant, presque candide et j’avais des idées fixes. Toujours dans les vapeurs d’une quelconque drogue, au gré de mes tribulations dans la ville, je ne voyais aucun mal à aimer l’une ou l’autre de mes quatre amies. Mais, au fond de moi-même, j’étais content qu’elles ne se connaissaient pas toutes et qu’elles ne savaient rien les unes des autres. Plus exactement, Jutta N. et Traudel T. se connaissaient bien, mais elles ne connaissaient pas Margret K. ni Gisela R. et réciproquement, c’est-à-dire que Gisela R. ni Margret K. ne connaissaient Jutta N. ni Traudel T.
Elles n’habitaient pas loin les unes des autres mais suffisamment pour qu’elles ne sachent pas où j’allais quand je m’éloignais d’elles. Mais je ne faisais rien en catimini. Je ne pouvais pas être casanier et Jutta N. l’était. J’éprouvais toujours l’envie d’aller quelque part, ne serait-ce que pour fumer avec des amis. Mais mes flâneries et sans doute le caprice aussi, ou bien encore l’envie de changer de décor qui me conduisaient fatalement vers l’une ou l’autre de mes amies. A celles-ci s’ajoutait Inga W. que je rencontrais le plus souvent en ville, quand elle se trouvait entre deux injections d’Héroïne. Mais je n’entretenais pas de relation vraiment intime avec elle, à l’exception d’une fois seulement, quand elle habita chez moi, à Wedding, pendant une courte durée. Elle était une mignonne petite amie kleptomane et héroïnomane, un peu farfelue et adorable quand elle s’administrait une injection.
Ce qu’il faudrait en retenir pour définir le mal qui me rongeait, c’est le fait que, bien des années après que j’eus quitté Berlin définitivement, elle évoquait dans une lettre qu’elle m’envoya, le temps qu’elle vécut chez moi.
Je lui avais répondu que je n’en gardais aucun souvenir. Qu’elle passa deux ou trois jours chez moi, de temps à autre, je ne le niai pas, mais je refusai, malgré son insistance, de croire qu’elle avait habité chez moi pendant une assez longtemps pour que l’on puisse affirmer que notre liaison avait été sérieuse.
A cette époque, j’étais devenu colérique. J’évacuais ma hargne en cassant des objets, n’importe lesquels, ou en crevant mes toiles à coups de pieds. Un jour qu’elle m’avait mis en colère, je ne sais plus pour quelle raison, je déchirai en deux un petit portrait à l’huile que j’avais fait de Traudel T. Me rendant alors compte qu’elle pleurait en silence, je lui proposai de le restaurer, mais elle refusa et, la mine défaite, elle prétexta devoir faire son ménage. Prenant un morceau de toile de la même dimension que son portrait, je réussis à le reproduire fidèlement et si bien, qu’on ne pouvait pas voir de différence entre les deux. Je le luis tendis en disant :
— Tiens, voilà ton portrait.
Le regardant tristement elle répliqua plaintivement :
— Non.
— Pourquoi non ?
— Non, répéta-telle tristement.
— Mais pourquoi ?
— Parce que c’e n’est pas la même chose, finit-elle par dire.
Gisela m’avait entraîné chez elle alors que nous étions ivres tous les deux. Je n’avais pas imaginé que c’était le grand amour avec elle et je ne pouvais pas former de projet de cette envergure, durant les sept mois de notre liaison. Pendant toute cette période, elle allait de temps en temps à des réunions collégiales pour conspirer Dieu sait quoi avec ses camarades communistes et, rien que cela déjà, m’avait, petit à petit, empli d’une fureur contenue. Un soir, elle refusa que je l’accompagne pour assister à l’une de leurs réunions, je me mis en colère et je bus plus que de raison, puis je m’affalai plus tard dans le lit de Margret K., plus par esprit de vengeance que par désir.
Un jour que j’étais revenu tranquillement chez Jutta N., j’eus la surprise de la trouver en compagnie de Margretl K. Elles s’entretenaient et je vis dans leur regard, qu’elles tenaient un conciliabule à mon sujet. Je fis tout simplement demi-tour et m’en allai fumer un joint avec mes amis. Par la suite, nous nous comportâmes tous trois comme si rien ne s’était passé.
Mais un soir que nous avions fumé chez elle, Traudel et moi, je mis sans le vouloir les deux pieds dans le plat. Elle était assise en tailleur et moi, à demi allongé auprès d’elle, j’avais posé ma tête sur sa cuisse. Nous gardions un silence rêveur depuis un long moment, lorsque, soudain, elle me demanda d’une voix calme :
— Dis-moi, cette Margret K. chez laquelle tu habites, as-tu eu une relation intime avec elle ?
Je lui répondis spontanément, comme c’était dans mes habitudes :
— Oui... ?
Comme elle s’était tue après ce court dialogue, je repris le cours de ma rêverie. Un tremblement de sa cuisse m’en tira peu après. Croyant que ma tête lui pesait, je me redressai sur un coude pour la soulager de mon poids. Mais je fus aussitôt intrigué par un son aigu, étrange et continu, qui s’était distingué doucement du silence et qui prenait de l’ampleur comme le ferait la plainte d’une souris qui couinerait de plus en plus fort. Ce son se transforma en un sanglot et devint une voix plaintive. En pleurant amèrement, Traudel me reprocha d’une voix plaintive et endolorie :
— ...et tu ne te donnes même pas la peine de me mentir...
Sa vengeance fut disproportionnée. Le lendemain, dès après notre réveil et en prenant soin de rester toute nue, elle reçut la visite de cinq de ses anciens amis qu’elle accueillit très chaleureusement. Ils conversèrent gaiment pendant une heure environ, elle, assise toute nue sur ses talons et eux, joyeux et ravis d’être les complices de cette vengeance.
Ils prirent ensuite chacun une douche, remirent leur sac sur le dos et prirent congé d’elle gaiment.
J’étais resté, pendant tout ce temps-là, debout, imperturbable et accoudé à un meuble. Lorsqu’elle eut fermé la porte derrière eux, je lui demandai, d’un air détaché, comment je devais interpréter son comportement. En feignant la désinvolture, elle me répliqua avec un plaisir évident :
— Oh, ceux-là ? Ce n’est rien, ce sont des anciens copains. Je les connais très...intimement, tous les cinq.
Elle n’en resta pas là. J’étais resté encore quelque temps avec elle et parfois, je ramenais avec moi un de mes amis pour fumer un joint chez elle. Il n’était pas du nombre de mes meilleurs amis, mais elle crut qu’il l’était et, pour parfaire sa vengeance, elle jeta son dévolu sur lui. Un soir qu’il s’était trop attardé chez elle, elle lui proposa de finir la conversation intéressante qu’ils avaient entamée, en se joignant à nous dans notre vaste lit. Je patientai donc, couché entre eux deux et forgeant des projets d’avenir dont ils étaient exclus. Dès le lendemain, je quittai Traudel définitivement et il ne me resta plus trois amies.
Au début de notre liaison, Gisela R. m’avait confié qu’elle avait un fiancé qui faisait ses études à New-York depuis cinq ans.
— Cependant, avait-elle ajouté, il ne m’a pas écrit depuis qu’il vit là-bas.
Je pensai donc qu’il ne l’aimait plus et qu’il avait sans doute des relations avec d’autres femmes, là où il menait sa vie d’étudiant. Puis, nous filâmes le parfait amour, elle et moi et notre temps était émaillé de sorties en ville et de brefs voyages qui nous menaient parfois jusqu’au Nord du pays, à Lüneburg, Hambourg, Travemünde et Lübeck, entre autres.
A chaque fin de semaine, nous partions dans sa petite voiture jaune pour nous isoler dans sa maisonnette à un étage qui se trouvait en bordure de l’Elbe. Elle l’avait achetée à des paysans voisins qui habitaient une vaste ferme, de l’autre côté de la rue, sur la plaine de Lüneburg.
Elle m’y demanda un jour si je croyais pouvoir terminer ma vie avec elle dans sa petite maison de poupée. Je haussai les épaules et, lorsqu’un jour elle m’annonça la visite de ses parents, je ne fis pas de rapprochement avec notre situation car je n’avais aucun projet en tête. Lorsqu’ils vinrent, je les vis s’attendre à quelque chose de ma part, mais rien de tel ne me vint à l’esprit. Ils repartirent déçus, sans que je leur eus demandé la main de leur fille.
Au bout de sept mois environ, durant lesquels j’avais boudés mes deux autres amies, elle m’annonça, un jour que nous étions chez elle, à Berlin, qu’elle avait adressé un ultimatum à son fiancé de New-York. Il lui avait répondu qu’il allait venir lui faire une visite à Berlin. Elle me demanda si j’acceptai qu’elle l’héberge chez elle durant une quinzaine de jours et je n’y vis aucun inconvénient.
— Tu ne comprends pas, précisa-t-elle avec effort. Je veux dire, est-ce que cela t’ennuierait de nous laisser seuls pendant ce temps-là ?
Une placide fureur bouillonna en moi. Me levant de mon fauteuil, je me dirigeai vers la porte de l’appartement et sortis sur le palier. Là, je me retournai vers elle, car elle m’avait suivi, ses yeux devenus rouges et gros de larmes contenues et je lui dis calmement :
— Pas quatorze jours, non, c’est pendant quatorze mois ou quatorze ans que tu pourras rester avec lui.
Ensuite, la paix dans l’âme, je pris calmement le chemin qui menait chez l’une de mes deux autres amies.
Ainsi donc, je poursuivis ma vie, en quête de Dieu sait quoi, retournant, après mes virées en ville ou au bord du lac de Grünewald, chez l’une ou chez l’autre de mes deux dernières amies. Un soir que je revenais du centre-ville en étant passablement ivre, je me souvins, en rentrant chez Margret K., qu’elle avait hébergé une visiteuse qui venait de sa province natale. Comme il est étrange de constater que l’on peut commettre un acte répréhensible que la conscience et la raison refoulent et comme il est encore plus étrange que l’on s’entête à commettre cet acte en sachant pertinemment que l’on est en train de commettre une erreur stupide. L’ivresse m’inspira une mauvaise comédie que je jouai maladroitement et sans savoir exactement pourquoi, alors faignant d’être plus ivre que je ne l’étais, je déboulai dans la petite chambre d’amis et je m’affalai sur la visiteuse pour la serrer dans mes bras. Réveillée en sursaut, elle poussa un cri d’effroi et me repoussa énergiquement en me regardant avec des yeux agrandis par la surprise. Comme elle ne me reconnut pas dans la pénombre, elle poussa plusieurs cris stridents en tournant la tête vers la salle où Margret dormait. Celle-ci accourut aussitôt en nous appelant par nos noms respectifs.
Dégrisé, saisi de frayeur soudaine, j’improvisai une comédie :
— Ben quoi ! Qu’y a-t-il ? Qu’as-tu donc, Margret ?
— Hou, hein ?, s’ébahit la victime en retenant mes deux bras tendus vers elle.
— Mais..., fis-je semblant de m’étonner.
Mais déjà Margret s’était précipitée dans la chambre en s’inquiétant :
— Qu’y a-t-il ? Que fais-tu dans cette chambre ?
— Mais...répondis-je en feignant la perplexité, je ne comprends pas, je suis ivre, j’ai dû me tromper de chambre.
— Allons, allons !Sors d’ici, s’il te plaît, m’intima-t-elle, bouleversée, son regard indiquant qu’elle n’en croyait rien.
Je regagnai la grand salle en titubant sous le regard courroucé de Margret et allai m’allonger dans sa chambre.
Le lendemain, elle vint à moi en tendant trois doigts :
— Je te donne trois jours pour déménager d’ici!
Il ne me resta plus que Jutta N. chez laquelle je dus donc retourner.
Elle avait quelque chose de charmant et de touchant qui me désarmait à chaque fois que je retournai la revoir. La première fois que j’avais fugué pendant sept mois ailleurs, j’étais revenu à elle, penaud, en cherchant des mots pour lui dire que j’étais désolé de m’être absenté pendant si longtemps et que... Elle m’avait interrompu en souriant faiblement, la tête un peu penchée sur le côté et elle me dit d’une voix assez joyeuse :
— Entre donc. Aimerais-tu boire une tasse de café ?
A mon retour de la deuxième fugue qui dura aussi sept mois, je me tins penaud devant sa porte en cherchant des mots pour m’excuser, mais elle ne me laissa pas parler et me dit d’une voix gaie :
— Entre. Je vais te préparer du café.
Je percevais bien, à chaque fois qu’elle m’accueillait ainsi, une douleur contenue cachée dans sa voix et j’en souffrais pour elle. Mais, s’étant accoutumée avec mes escapades, je la savais heureuse de me revoir et je l’aimais pour cela. Plus tard, quand je revenais auprès d’elle après m’être absenté plus ou moins longtemps, elle m’accueillait toujours de la même façon, sans me laisser parler et en m’invitant à entrer chez elle pour boire une tasse de café.
Comme je n’avais plus qu’elle comme petite amie, je partageais mon temps entre elle et mon atelier que j’avais aménagé dans l’appartement un immeuble vétuste. Il se trouvait non loin de là, devant mon ancienne Ecole des Beaux-arts et en bordure du Landwehrkanal.
Mais, par la suite, il ne fut plus que rarement question de bonheur pour moi.