Un soir, en mon esprit, surgit d’une mémoire antérieure à la mienne, un souvenir caché quelque part en moi-même par un Gardien tout puissant.
Je devins tout à coup comme un de mes ancêtres, car ce noble soldat d’une armée du passé, venu de l’Orient, avait gardé inscrit dans sa propre mémoire ce souvenir vivant, légué à mon esprit.
Je me tenais debout au bord d’une clairière entourée de forêts ; le soleil, presqu’en face, m’éblouissait un peu et, là-bas, assez loin, à l’autre orée des bois, je vis des chevaliers vêtus d’armures noires, hérissant l’horizon éclatant de lumière du feu de mille lances et de casques pointus. Ils étaient à cheval sur des montures sombres, immobiles, silencieux, semblant se recueillir dans cet air éclairé tout chargé de poussière et aussi de fumée. J’en conclus que c’était une sorte de trêve ou un conciliabule avant de se lancer les uns contre les autres. Entourés de silence ils parlaient à voix basse et tous se concertaient avant de se combattre. Ils étaient indécis et tous, en leur conscience, repoussaient à plus tard l’assaut inévitable.
Ils jetaient calmement des regards scrutateurs vers leurs protagonistes harnachés de blanc. Levant les yeux vers moi, attendant mon retour, ils préparaient les armes avant l’affrontement.
Oui, ils semblaient m’attendre : car j’étais un éclaireur près des lignes adverses, caché à leur arrière, juste à l’orée d’un bois. Je me dissimulais derrière quelques arbres lorsque soudainement apparut sur le sol, un long trait de lumière, qui formait une frontière. Je voulus le franchir mais aussitôt je vis quelqu’un marcher vers moi et j’avançai d’un pas pour mieux regarder et voir qui m’approchait. Ce faisant, mon pied droit accrocha le rai clair et au bruit que je fis j’entendis une voix. Ils étaient deux soldats lançant des regards durs, ils tenaient un arc à la main et une flèche en suspens. Voulant reculer pour me soustraire à leur vue, je fis bruire la branche d’un arbre qui gênait.
Le premier des soldats sitôt banda son trait et fouilla l’alentour avec des yeux hagards. Puis, comme s’il semblait enfin m’apercevoir, il visa près de moi : je retirai promptement le pied que j’avais avancé et la ligne disparut aussitôt. L’archer, étonné, sembla ne plus me voir.
J’avais tout à coup disparu devant lui. Hébété et doutant de soi-même, il parla par-dessus son épaule au soldat qui le suivait. Tous deux semblèrent croire qu’ils s’alarmaient pour rien.
Ayant vu les arrières des troupes adverses, je me retirai en étouffant mes pas, afin de rapporter ce que je venais de voir.
En cet instant même je vis ce que j’étais : un homme du passé qui revivait en moi et qui était venu évaluer le nombre des adversaires qui se cachaient dans l’ombre d’une forêt épaisse.
Mais en me déplaçant en longeant l’orée de la forêt, je tombai en arrêt devant un vieillard mourant. Il était soutenu par ses deux fils agenouillés, les épaules tenues par l’ainé des enfants et les jambes serrées dans les bras du plus jeune.
Le vieillard, qui avait l’air d’être un patriarche, à la longue chevelure et la barbe très blanches, tendait vers les soldats un doigt réprobateur.
De sa voix moribonde, rauque de grondements, il parlait à ses fils en désignait l’armée et il semblait s’adresser aux uns comme aux autres :
— Fils que j’ai élevés et nourris et choyés, voyez-les se combattre avec acharnement quoiqu’ils soient tous pareils…Chevaliers d’Orient, chevaliers d’Occident, vous êtes tous les mêmes, chevaliers du destin, chevaliers du déclin, chevaliers de partout, de toute religion, les uns comme les autres, sur vos nobles montures, sous vos froides armures, vous êtes tous pareils.
Il se tut, puis il s’affaissa lentement et enfin il mourut calmement.
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