h LSDreams - 21: La folie la plus complète

   
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  21: La folie la plus
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La folie la plus complète

 Ma vie se poursuivit ainsi, partagée entre mes quatre amies et, de temps à autres, avec Inga W., l’héroïnomane, évaporée et kleptomane, de laquelle j’avais renoncé à envisager une relation normale. Les mêmes amis, les mêmes virées et le même mal qui empira assez rapidement, me prenant au dépourvu alors que je commençais à peine à oublier ce qu’est la vie. Gisela R. était communiste, elle appartenait à un monde malade que j’évitais comme la peste et c’est parce qu’un soir qu’elle était allée à une réunion de ses camarades sans que je ne l’y accompagne que je devins furieux, au point de m’enivrer. Je rentrai, complètement ivre chez Margret K. et je la rejoignis dans son lit.        Margret tomba amoureuse de moi sans que je le soupçonne et je séjournai plusieurs mois d’affilée chez elle et y peignis quelques tableaux. Comme je m’adonnais aux drogues, autant qu’auparavant, en étant camé et capricieux, je peignais ce que bon me semblait, selon le moment et les circonstances.
   Des « Voyelles » d’Arthur Rimbaud, je fis l’un des premiers de mes tableaux les plus bizarres, car, tout en peignant le plus fidèlement possible des mouches qui se promenaient sur ma table, je ne pouvais pas m’empêcher de les trouver dégoûtantes mais sans discontinuer de les reproduire sur le carton. Ces « Voyelles » ne pouvaient avoir eu de signification que pour leur auteur, et, à certains moments, je les jugeais stupides. Puis, un malin plaisir et, alors que je passais du réalisme à l’hyperréalisme qui finit par me rendre encore plus malade que je n’étais déjà, je riais sous cape en décomposant mes images en petits carreaux réguliers.      Comme on me demandait souvent des explications au sujet de ces œuvres, je me bornais à répondre que j’en faisais une décomposition de la couleur. Je ne mentais pas, car c’était la seule technique que je trouvai à employer pour me rapprocher des irisations que j’avais imprimées à l’Ecole de Beaux-arts. Je ne riais que parce que je peignais ce qui me venait à l’esprit et sans songer à une quelconque critique. Aussi parce que je pensais en peignant, au sujet de l’œuvre aussi bien qu’à ces sciences occultes et à ce marasme intellectuel qui encombrait mon esprit.    Je finis par conclure, un jour, que l’hyperréalisme, qui est en soi une maîtrise de l’art plastique, était mauvais pour l’artiste peintre s’il opérait les mêmes phénomènes sur la vue et la santé mentale qu’il avait produits sur moi.
Portail sur l’île de Formentera
   J’avais l’impression que mon regard était resté bloqué à l’extérieur de moi et qu’il ne réintégrait pas sa place habituelle. Pendant un certain temps, je ne pouvais que regarder toute chose que je voyais et cela me conduisit à abandonner l’hyperréalisme.
   C’était la belle saison et le soleil brillait. J’avais acheté un canevas de soixante-dix centimètres sur cinquante que j’avais placé sur mon chevalet et, ne sachant que peindre, j’appréhendais, en le regardant, ce que cela représenterait comme travail pour couvrir cette grande surface blanche. Cela, parce que j’avais l’amour du détail et sa perfection. Parfois, j’avais la phobie des canevas de grande taille, c’est pourquoi je quittais chaque jour l’atelier pour aller en ville et en me promettant de le commencer le lendemain. 
   Enfin, le troisième ou le quatrième jour plus tard, en sortant de mon lit, je vis par la fenêtre ouverte un pigeon gris qui était juché sur l’antenne de télévision de la maison qui faisait face. Il m’intrigua parce qu’il se tenait absolument immobile et je me demandais s’il dormait ou s’il était empaillé et avait été placé là comme décoration humoristique. Lorsque soudain il bougea légèrement, je bondis jusqu’à mon chevalet et le tournai vers la fenêtre, ensuite je saisis mon attirail de peinture et je peignis l’oiseau aussi rapidement que possible. Satisfait, je le regardai en souriant, puis je me souvins, que, de là où je me tenais, je ne pouvais pas distinguer le haut de son bec auquel je supposais une sorte de narines gonflées, ni ses pieds que je croyais être d’un rouge craquelé. Soudain, il se réveilla et prit brusquement son vol. 
   Ayant souvent vu des pigeons s’ébattre sur les trottoirs de notre rue, je saisis un carnet à dessin et un crayon, puis dévalant l’étage rapidement, je courus jusqu’à la rue et là, j’eus la chance de voir trois gros pigeons qui inspectaient le sol en quête de nourriture. J’approchai le premier qui était gris comme celui que j’avais peint et, comme il s’éloignait de moi avec méfiance à chaque pas que je faisais vers lui, je le harcelai. Après chaque bond qu’il faisait en déployant ses ailes, je croquai rapidement ses narines sous son regard intrigué. Il s’envola loin de moi et je marchai alors vers celle qui me parut être une femelle blanche à rayures rousses et je la traquai en lui adressant des paroles rassurantes, jusqu’à pouvoir esquisser ses pattes sur mon carnet.
   Un couple de passants âgés qui déambulait sur l’autre trottoir s’arrêta net pour me considérer en silence avec des yeux écarquillés par une muette stupeur. « Ils me croient fou », pensai-je en riant dans ma barbe. Enfin, ayant ce que je voulais, je remontai à l’étage, quatre à quatre, pour compléter mon oiseau sur la toile. Je peignis encore l’antenne de télévision et le toit de tuiles rouges de la maison d’en face, après quoi je ressentis un peu de lassitude. Je cessai de peindre et je sortis pour me rendre en ville.
   Le lendemain, je retournai à la toile et je peignis une partie de la maison voisine. Puis, comme il y avait un assez grand nombre d’arbres, j’entrepris de les reproduire également. Malheureusement, ils se trouvaient à une distance qui ne me permit pas de reconnaître la forme de leurs feuilles. Je me mis à réfléchir. Au fond, il m’était loisible de peindre n’importe quelle sorte de feuilles celles du Ginko, par exemple, mais ses feuilles étaient presque rondement découpées en cœur à leur sommet.


            
 
    Non, celles d’en face n’étaient pas rondes et ces arbres-là n’étaient pas des arbres à écus, alors, je n’allais pas peindre des arbres, mais seulement leurs sommités feuillues, comme ceci et je dessinai des feuille en forme de fers de lance, ou à peu près. L’essentiel, me semblait-t-il, était qu’il y eut des feuilles. Je fus las de peindre et je les colorai en vert tendre d’un côté et, mais oui, de l’autre, elles seront rougeâtres, n’est-ce pas ? Afin qu’il y soit un contraste simultané, brave comme à l’Ecole, bien académique, mais...voilà : le tout ressembla maintenant à une plante grasse, bien saturée de sève, avec des feuilles bien épaisses. Les troncs, quoi les troncs ? Pourquoi ferais-je des troncs à des plantes grasses ? Elles ne sont même pas belles ? Une tige suffit, de couleur violette, parce que cela donne un nouveau contraste simultané, une couleur qui fait vibrer sa voisine, selon toutes les règles de l’Art académique et du jaune, enfin ces tiges affreuses, d’un bleu-violet foncé ont besoin de jaune, comme ça, pour que ça fasse bien dégueulasse, oui, dégueulasses, mieux, elles devraient être dégoûtantes. En pensant cela, je riais sous cape et j’étais convaincu de jouer un bon tour à tout ce monde académique.
   Je me redressai pour juger mon travail et, l’ayant considéré comme étant terminé, je restai indécis pendant un court moment, puis, je me demandai si je devais le signer.
Oui, le signer parce qu’un tableau, lorsqu’il est terminé, devrait normalement être signé.
D’habitude, j’omettais de signer mes tableaux parce que je ne leur accordais pas d’importance et je ne signais que ceux qui me plaisaient. Alors, en souriant, je me penchai vers le bas de la toile et la signai dans le coin de droite.  
   
 
 
   A ce moment précis, je fus soudainement pris d’une insidieuse torpeur et je ne pus me redresser qu’avec peine. Eprouvant un fort besoin de m’étendre, je me dirigeai d’un pas lourd vers le canapé, laissant mes pinceaux tomber sur la table de travail au passage. Je traînai mes jambes aussi bien que je pus, afin de ne pas m’effondrer avant d’avoir atteint ce meuble qui me servait de lit. Arrivé là, je m’affalai sur mon flanc gauche sans plus pouvoir changer de position, ma face contre le drap, la bouche entr’ouverte et la lèvre supérieure maintenue retroussée vers le haut par le tissu de la couche. Je ne sus pas si je perdis aussitôt conscience ni si j’émergeai de l’inconscience lorsque je fis un grand effort pour bouger et pour ramener ma lèvre à sa place. En vain. Dans la chambre, il faisait très sombre et seule la fenêtre que savais être plus loin, au-delà de mes pieds, laissait pénétrer une clarté diffuse. Etait-ce donc la nuit ? Je reperdis aussitôt conscience.
   Margret K. était partie passer trois jours de visite chez sa famille, quelque part en Allemagne de l’Ouest. J’étais seul et je revenais à moi de temps à autre. Je ne savais pas si la pénombre que je voyais était celle de l’aube ou celle du crépuscule et je ne pouvais pas changer la position de mon corps. Entretemps, j’avais réussi à extirper mon bras gauche qui était resté coincé derrière mon dos et, depuis ce temps, je n’avais plus fait de mouvement. J’avais sans doute passé toute la nuit ainsi et, le lendemain matin ou peut-être le soir, j’ouvris mes yeux dans la pénombre. Comme par intuition, je dirigeai ardûment mon regard vers le fond de la chambre et j’y vis aussitôt, en plein centre du mur, un poêle à charbon cylindrique noir très ancien qui brillait dans le clair-obscur comme s’il était tout neuf.
 
   Je savais que ce poêle n’avais jamais été là auparavant et qu’il n’y avait que ce haut poêle à carreaux de faïence jaune qui se dressait dans le coin droite, au fond de la salle. Mais le nouveau était là. Il était muni d’un tuyau coudé qui montait jusque sous le plafond et qui se fichait ensuite horizontalement dans le haut du mur de gauche. Là où il n’avait jamais existé antérieurement. Je le voyais briller par endroits, dans cette faible clarté qui permettait de voir tout le mur du fond derrière lui. La petite porte de sa chambre de combustion était fermée et, en-dessous d’elle, celle qui scellait le compartiment qui était réservé aux cendres était grande ouverte. A l’intérieur de ce compartiment il y avait un petit monticule de suie noire au sommet duquel brillait discrètement la lueur d’une petite braise qui rappelait celle d’une cigarette.
   J’étais las, apathique, écœuré même par ce que je voyais, tellement sombre, tellement rouge et je compris quelque chose qui ‘accabla de tristesse. Je détournai mon regard de ce triste spectacle en espérant que cette hallucination disparaîtrait. Au bout d’un moment, je regardai de nouveau pour voir le même poêle luire en silence dans les ténèbres. Puis je fixai mon regard sur la braise rougeoyante pendant assez longtemps, jusqu’au moment où j’entendis une voix chuchoter à mon oreille :
Tu sais ce que c’est, n’est-ce pas ?
Oui, répondis-je dans un râle, c’est l’Enfer.
Trop faible pour sombrer dans le désespoir, c’est avec amertume et contrition que j’observais le poêle qui ne voulut pas disparaître pendant une partie de la nuit, comme il me sembla.
   Je m’assoupissais, de temps à autre et, lorsque je rouvrais les yeux, je jetais d’abord un regard triste sur la braise, puis j’en détournais les yeux et ensuite, je m’assoupissais de nouveau. Un peu plus tard, je fus tiré de ma léthargie par ce qui ressemblait de plus en plus à un chuchotement à mon oreille, puis à des phrases prononcées par deux voix qui pouvaient être féminines. Ces voix qui étaient à peine perceptibles devinrent de plus en plus distinctes et je les écoutai sans rien dire. L’une de ces voix me suggéra de faire quelque chose dont je ne me souviens plus, mais je rejetai sa proposition d’une voix lasse :
— Non.
A cette réponse, la seconde voix se mêla à la première pour pousser ensemble un long « Ouh ! » de surprise scandalisée. Immédiatement, ce son fut poursuivi par un envol d’ailes qui battirent comme celles des colombes en s’éloignant de moi si rapidement que je ne pus les voir en relevant avec peine ma tête pour les regarder. Elles avaient déjà disparu à droite de l’angle que formait l’encorbellement de la chambre en volant à travers la fenêtre ouverte et pour se perdre dans la nuit.  
   Las, je reposai ma tête sur mon grabat et je m’assoupis de nouveau. Un instant plus tard, les mêmes chuchotements me tirèrent de ma torpeur et j’entendis les mêmes voix me suggérer les mêmes recommandations auxquelles je répondis avec davantage de fermeté le même :
— Non.
Elles poussèrent le même cri d’indignation et elles s’éloignèrent en s’envolant comme la fois précédente. Redoublant d’efforts, j’essayai de les suivre du regard plus rapidement qu’antérieurement, mais en vain, elles avaient rapidement disparu par la fenêtre. Il est possible qu’elles soient revenues une troisième fois parce que je me souviens de leur avoir répondu trois fois négativement.
   Comme je souffrais de confusion mentale et de trouble du comportement, assez bénins faut-il reconnaître, à cette époque, je ne peux me souvenir que difficilement de la chronologie du déroulement de ces faits. Je suis tenté de les définir comme étant surnaturels. Je crois que les évènements qui eurent lieu plus tôt à G. et aussi sur les quais ferroviaires de Hanovre, démontrèrent que mon mal était devenu indéniablement plus grave et plus consciemment vécu.
   Margret K. repartit pour trois jours de vacances en Allemagne de l’Ouest et je demeurai seul chez elle. Avant de partir, elle m’avait demandé:
— M’aimes-tu ?
Sa question m’avait étonné et je dus réfléchir avant de lui répondre, car, si je l’aimais bien et que je la trouvais plaisante comme amie, je n’étais pas pour autant amoureux d’elle. Je le lui dis avec tendresse et compassion. Mortifiée, elle resta plantée devant moi pendant un petit instant. Son regard triste, envahi par des larmes naissantes, levé droit devant elle, elle s’éloigna de moi lentement et sans rien dire. J’eus d’abord un élan pour la retenir, mais qu’aurais-je pu lui dire de plus ?
   Quelques temps plus tard, à la nuit tombée, elle me demanda de l’accompagner chez une de ses amies qui l’avait invitée. Je déclinai sa proposition en arguant qu’elles se sentiraient mieux sans une présence masculine, mais elle insista et je consentis à l’y accompagner. C’était à l’Ernst-Reuter Platz, un étage au-dessus de la station de métro du même nom, dans un appartement qui, vu de l’extérieur, me parut être cossu. La dame qui nous reçut était vêtue d’un blue-jean et d’une chemise. Intellectuelle, éternelle étudiante, elle avait l’allure d’une militante féministe. J’aurais dû me douter alors, que le malaise que je ressentis en sa présence était le même que celui que j’éprouvais à chaque fois que je me trouvais en compagnie de communistes. Elle nous introduisit dans une immense salle au bout de laquelle un canapé tournait le dos à la grande fenêtre qui donnait sur la place et elle s’y installa en invitant Margret K. à s’asseoir à côté d’elle. A moi, elle indiqua de la main l’un des deux fauteuils qui étaient assortis au canapé et qui étaient placés étonnamment loin de la table. Puis elle m’indiqua, encore une fois de la main, un verre de vin blanc pour m’inviter à le prendre.
   Je pris le verre et retournai m’asseoir sur le fauteuil précédemment désigné. Une jambe sur l’autre, le dos droit, je me penchai complaisamment vers les deux dames, dans l’attente d’une plaisante conversation. Mais au lieu de cela, elles échangèrent des propos à voix si basse entre elles, que je ne pas entendre. Puis, l’une après l’autre, elles me jetèrent des regards en-dessous et me contemplèrent en réfléchissant durant un court laps de temps. Ensuite, elles reprirent leurs chuchotements et Margret K. me regarda. Aussitôt après, le regard de l’hôtesse se posa aussi sur moi. Je commençai à me sentir mal à l’aise et je me demandai ce que les deux femmes se disaient à mon sujet. Prétextant devoir aller aux toilettes et, mon verre, à moitié bu à la main, je me dirigeai vers l’endroit où étaient sensées se trouver les W.C. Il y avait une sorte de court vestibule devant les toilettes et dans cet espace étaient rangés plusieurs meubles anciens bien entretenus. Je n’aimais pas ce genre de meubles anciens, volumineux, lourds et sombres, qui me faisaient fuir les petits-meublés sinistres que je sous-louais, il y avait quelques années de cela. Je m’efforçais de leur trouver une certaine beauté et je me penchais pour scruter le dessin de leurs fibres, tout en jetant des regards furtifs vers les dames. Elles m’épiaient assidûment, elles aussi. Alors, je me replongeais aussitôt dans un examen des nervures de la surface luisante de ces meubles surannés. Puis, j’en eus assez. Je terminai mon verre et rentrai au salon. Margret K. m’annonça que c’était le moment de nous en aller et l’hôtesse nous accompagna jusqu’à la porte de d’entrée en disant quelques paroles de circonstance.
   Nous descendîmes et, une fois sur la place, nous nous engageâmes dans un tronçon du Spandauer Damm. Je me sentais bien et j’étais guilleret. En marchant sous les arbres du boulevard, je vis que les réverbères qui les éclairaient donnaient aux feuilles une apparence luminescente. J’en fis la remarque à Margret K. et elle ne leva qu’un regard morne vers le haut, eut un petit haussement d’épaules et, baissant la tête, elle continua à marcher près de moi sans rien dire. Elle connaissait ce quartier de la ville mieux que moi et donc, elle tourna à gauche dans une rue adjacente. Je me demandai pourquoi elle marchait tête basse et en silence. Ne pouvant tenir ma langue, je tentai d’amorcer une conversation, mais elle conserva son mutisme obstiné.
   Après ce qu’il m’arriva plus tard, je me souvins du comportement des deux dames, des feuilles luminescentes du boulevard, du mutisme de Margret et de ce qui s’ensuivit cette nuit-là. J’en déduisis qu’il s’agissait d’un complot qui avait été fourbi contre moi. Le verre de vin blanc, les chuchotements des dames, mon attention pour des meubles désuets... Alors j’imaginai une main complice qui laissait couler une poignée de pilules de LSD dans mon verre de vin. Sinon, comment expliquer que, lorsque Margret et moi, nous eûmes tourné un coin de rue ce soir-là et que nous débouchâmes sur une petite place, je fus la victime d’une brève série d’évènements bizarres qui jetèrent le trouble dans mon esprit.
   Sur la place, il y avait un bistrot de quartier qui était éclairé par une lumière blafarde dans le noir de la nuit. Devant sa porte, un client prenait l’air en observant la rue. Lorsqu’il nous vit, il sursauta et nous lança un regard farouche. Comprenant son attitude, je me penchai vers la tête basse de Margret pour m’écrier :
 — Bon Dieu, parle ! Les gens vont croire que je te harcèle.
Elle leva un regard embué vers moi et dit :
Oui, parle, je t’écoute.
Le poivrot se détendit instantanément et nous le dépassâmes sans encombre avant d’arriver au prochain coin de rue. Entre le bistrot et le carrefour, nous passâmes devant deux fenêtres dont les volets étaient fermés mais je pus voir à travers eux, comme si c’était la chose la plus banale du monde, l’intérieur d’un appartement pauvrement meublé dans lequel se tenait une femme Elle était assise dans un fauteuil, avec ses seuls soucis comme compagnons. Ses cheveux étaient teints en blond et ses épaules étaient parsemées de lentilles blanches. Elle avait l’air de ces dames qui sont seules et qui se laissent aller. Sans plus y penser, Margret et moi, nous dépassâmes cette fenêtre et je vis, avec stupeur, s’élever du sol gris de l’asphalte l’ombre couchée d’Adolf Hitler qui se redressa progressivement en nous emboîtant le pas. Son corps immatériel mais visible me rattrapa et s’introduisit dans mon corps comme s’il en était un double, en occultant l’apparence du mien pour la remplacer par la sienne. Abasourdi, je remarquai encore que sa moustache s’était substituée à la mienne, mais déjà, des rafales de mitraillettes crépitèrent au bout de la rue. Je vis avec effroi et consternation que les maisons de la place où nous nous tenions avaient des fenêtres sombres, vides et béantes, bombardées dans une nuit noire, désertes, abandonnées. Me sentant transposé dans le temps de la deuxième guerre mondiale,  je m’écriai :
— 1945 !
Margret K. ne me regarda que d’un air morne et distrait.
   Près du coin opposé de la place duquel nous nous approchions, un homme en bras de chemise qui semblait prendre l’air, lui aussi, ne nous avait pas encore remarqués. Au-delà de lui, le paysage sombre de cette vaste place désolée et devenue fantomatique depuis le souvenir précédent de la guerre, me sembla être un lieu de séjour éternel d’une tristesse et d’un désespoir infinis. Désemparé, je désirai me soustraire à cette vue en portant mon regard vers la voie que nous longions. Mais l’homme en bras de chemise était étrange et il me sembla ne plus appartenir à cette vie mais à cette autre non-vie qui s’étendait derrière lui. Il y était, mort et seuls ses yeux, trop clairs, s’apprêtaient à se lever vers moi. Je souhaitai ardemment qu’il ne me regarda pas, car si nos regards devaient se croiser, j’aurais eu à lire dans le sien s’il se reconnaissait en moi ou non. S’il devait se reconnaitre, alors je serais perdu car j’appartiendrais aussi à ce lieu de désespoir infini. Lorsqu’il me regarda je vis que ses yeux étaient presque blanchis par la lumière d’un réverbère qui l’éclairait de loin. Ils se fixèrent sur moi avec intérêt et je fus sur le point de pousser un hurlement d’horreur et de désespoir et j’aurais sans doute crié si Margret K. n’avait pas subitement tourné le coin de la rue adjacente. Je m’y engouffrai à sa suite, apaisé par la fraîche délivrance qui se dégageait de cette nouvelle rue déserte. Heureux, je m’ébrouai et évitai soigneusement de regarder en arrière pour oublier rapidement l’instant précédent.   Le pas plus léger, nous arrivâmes à son appartement où elle m’apprit qu’elle s’absenterait pendant trois jours. Elle projetait d’aller visiter sa famille qui habitait en province. 
   Le lendemain, par un temps gris, je sortis pour faire mes courses et ensuite, déprimé, je retournai à l’appartement de Margret K. Dès l’instant que je fermai la porte d’entrée derrière moi, je fus saisi par un étrange sentiment et une appréhension incompréhensible. Soudain transi de peur, j’avançai prudemment dans le couloir et jetai un regard mécontent dans la cuisine. Elle était plus sombre que d’habitude et elle me parut, malgré son agencement agréable, étouffante et déprimante d’obscurité. J’avais noté au passage que Margret K. n’était pas assise à sa place habituelle. Je m’engageai plus en avant dans ce triste couloir et ma peur inexplicable s’amplifia en moi au point de me faire perdre toute relation avec la réalité. Je m’arrêtai devant la porte des toilettes qui était close en y appréhendant une quelconque présence. Je renonçai à l’ouvrir et continuai lentement mon chemin. A présent, l’angoisse et la désorientation me saisirent le long du mur de droite de ce couloir sinistre. Il disparut soudainement et laissa voir la rue bordée d’arbres qui lui était parallèle au dehors. En ce temps-là, je ne croyais pas être sous l’emprise d’une drogue, car quand on prend une drogue à son insu, on se croit être devenu subitement fou. Pour mon malheur, je le devins vraiment. Cet état engendra en moi une épouvante extrême. C’était comme si, en dehors de ce moment même, rien d’autre n’existait. Sidéré et ma peur devenant panique, je crus que le couloir était la rue et que la rue était le couloir. Je m’arrachai à cette vision cauchemardesque et m’approchai de la petite chambre qui servait de chambre à coucher de Margret K.
   Sa porte était grande ouverte et je pénétrai dans la petite pièce avec frayeur. Avisant une chaise qui tournait le dos à une petite fenêtre, je m’y assis avec effarement. En face de moi se trouvait un appareil de télévision qui était posé sur un meuble improvisé. Je me levai et allai appuyer sur le bouton d’allumage de l’appareil, puis je retournai m’asseoir sur la chaise. Aussitôt, le buste d’un homme d’âge mûr apparut, tout habillé de gris et qui portait des lunettes de vue à monture épaisse et il me regarda sévèrement en parlant. Perplexe, je l’entendis dire que j’étais un homme dangereux et que j’étais recherché partout dans le Monde entier. Il ajouta qu’il fallait m’abattre à vue, me tuer. 
Les yeux écarquillés, je m’aperçus que le vilain homme n’était pas une image de l’écran cathodique mais un être réel qui était assis dans le châssis vide de l’appareil de télévision. Craignant qu’il ne guettait que l’occasion de me happer en sortant le bras hors de la boîte, je me levai lentement et m’approchai prudemment de l’appareil, de manière à ce qu’il ne put pas me saisir. En même temps, j’entendis des voix qui clamaient au-dehors de l’appartement qu’il fallait me tuer et j’appuyai subrepticement sur le bouton pour éteindre la télévision. L’écran éteint réfléchit la lumière du dehors et se remit à briller comme auparavant. Je m’en éloignai lentement et pénétrai dans le couloir dont le mur était redevenu opaque et je tombai à l’arrêt devant la porte de la grande pièce qui me servait d’atelier et de séjour. Un profond chambranle et un large socle de bas de porte de couleur brun foncé l’encadraient sombrement. Pour une étrange raison et par soupçon qu’il se cachait derrière cette porte un mystère insoupçonné, j’eus peur de l’ouvrir. Un petit point de lumière bleue fusa de mon esprit, puis   il fila de mon œil droit pour aller se fixer sur le socle sombre. Il m’apparut alors clairement que c’était un signe qui m’indiquait la marche à suivre. Un combat eut lieu en moi et duquel je sortis vainqueur. D’un pas résolu, je plaquai la semelle de ma chaussure gauche sur le seuil en le narguant. Puis, poitrine contre la porte, je portai un regard en biais vers la belle poignée incrustée de la porte, qui avait été moulée dans du laiton. Je la saisis lentement, mais je la baissai brusquement en poussant la porte. Une lumière éblouissante qui provenait de la grande fenêtre de la salle m’éblouit, mais un nouveau point lumineux jaillit hors de mon œil et alla se poser sur une moquette de paille de riz. Je baissai donc mon regard et vis à cet endroit un rectangle imaginaire dont les côtés étaient tracés à l’aide de minces rayons de lumière. Je le reconnus aussitôt et pensai :
— C’est la tombe de ma mère.    
Ma mère vivait en Algérie et je souhaitais la revoir avant qu’elle ne décède. Donc, en ce moment précis, je souhaitai aller la voir. A travers la fenêtre de la salle, je regardai le paysage ensoleillé, mais je voyais d’autres chemins, d’autres contrées que je traversais en pensée. Je me voyais marcher droit devant moi, ignortant les obstacles qui surviendraient sur mon chemin, marchant pieds nus sur des sentiers couverts de pierres. Puis mon itinéraire s’arrêta sur les rives de la Mer méditerranée. Après un moment d’hésitation, je me dis que, une fois arrivé là, j’aviserais.
   Dans cette chambre, la texture du papier peint blanc qui recouvrait les murs, sembla se gonfler et présenter de nombreuses nervures qui me faisaient mal aux yeux et au cerveau dans lequel je pouvais les voir se répercuter. Je me hâtai de quitter cette pièce pour aller chercher refuge dans la cuisine. J’appréhendais ce lieu aussi, car il était sombre et ses murs étaient couverts du même papier peint blanc.  Bientôt, des nervures y apparurent qui causaient des douleurs insupportables pour ma vue et pour ma tête. La douleur se propagea dans mon corps tout entier et c’est avec effort que je traversai la cuisine en titubant. Arrivé près de la fenêtre qui donnait sur la cour, je me sentis devenir si faible que je m’y affalai plus que je ne m’y assis, le dos contre le mur. La cuisine me parut encore plus sombre que l’instant d’avant et j’éprouvais ses ombres comme si elles étaient de taches de saleté qui me donnaient la nausée. Les yeux clos, je pris conscience de mes bras et de mes poignets qui se convulsaient involontairement. Ma tête se tournait dans un sens et puis dans un autre et ces spasmes me torturèrent pendant un long moment. Mon corps se calma peu à peu et je perçus sourdement des voix qui grondaient dans la rue.
   Au-delà de cette fenêtre de la cuisine, il y avait une petite cour fleurie qui n’était séparée de la rue adjacente que par un grillage de fils de fer. De l’autre côté de cette rue, il y avait une petite esplanade inculte qui était bordée par les maisons voisines. Je voyais ce paysage sans le regarder et sans me lever de ma place. Je le connaissais bien. Affalé, dos contre le mur, je vis une foule éparse de gens qui approchait à pas lents de la fenêtre. Puis quelques voix s’élevèrent et je les entendis crier :
— A mort !
Mon corps se convulsa de plus belle et je vis que d’autres personnes arrivaient, que leur nombre augmentait et que leur assemblement  devenait de plus en plus compact. Plus ou moins ensemble, ils criaient de plus en plus fort :
— A mort !
— Il doit mourir !
— Oui, à mort !
— Il faut le tuer !
Puis, ils scandèrent tous ensemble les mêmes mots et ils les répétaient d’une voix menaçante. Au premier plan et tout près de la cour, il y avait une grosse matrone aux seins lourds dont je percevais plus clairement sa voix si proche et qui vociférait :
—A mort ! Il faut le tuer !
Derrière cette masse de gens en colère apparut le visage surdimensionné d’un chef d’Etat nord-africain qui leur disait des paroles que la foule répétait après lui.
   Après ce moment-là, je ne peux plus me souvenir de ce qui avait bien pu se passer. Peut-être avais-je perdu conscience. Mais plus tard , ce soir-là et pour une raison que j’ignore, j’étais descendu dans la rue et j’abreuvais d’imprécations des gens auxquels je pensais et, en les menaçant du poing, je proférais d’une voix sourde :
— La folie la plus complète !
Seul un jeune homme qui avait l’apparence d’un étudiant passa par là et je le vis rire silencieusement en m’observant.  

 
 
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